dans « L’Appel de la
route » (Petite mystique du voyageur en partance) :
« Partir (est) une pédagogie permettant à des
adeptes de toucher au sacré de l’existence par l’exercice d’une liberté, d’une
autonomie.
Les mythes ont fondé le nomadisme occidental sur la quête
de soi. Ils nous ont transmis l’errance dans laquelle nous pourrions nous
dissoudre, subir des épreuves et revenir dans un état singulier. Derrière
chacune de nos épopées personnelles, nous rechercherions l’accès à un savoir
caché, ancestral, puisé dans le bain mystérieux de la vie et de l’action loin
de notre patrie, qui serait le propos des initiés. Bien des départs sont guidés
par la soif des prodiges… Nous rêverions de transgresser les lois de la nature
par une confrontation au merveilleux. Les chemins tracés par chacun de nous
sont, à des degrés divers, des fragments inconscients de notre quête du miracle
de la transformation de soi…
Quel est donc l’idéal qui nous anime
désormais ?… S’il me fallait en choisir un seul, ce serait celui de la
quête d’identité. Il est à la source de nos départs et abreuve le nomadisme de
ce nouveau siècle par un seul axiome : « je suis libre de devenir
ce que je veux être »… (c’est le) slogan d’un nouveau monde qui
émerge et qui donne une latitude effrayante et fascinante à chacun de nous…
tout nous pousse aux exils passagers ou durables : engagements
humanitaires, études à l’étranger, défis lointains, expatriation, relations
amoureuses… Nouveau dogme contemporain : une vie sans départ ne pourrait
se concevoir comme réussite. En quarante ans, la planète a entamé une mutation
sans précédent. Un million de Français vivent d’ores et déjà à l’étranger. Six
millions d ‘entre eux ont désormais au moins un parent, si ce n’est eux-mêmes,
né à l’étranger et partagé entre plusieurs cultures. Le grand va-et-vient des
identités a commencé !
Partir est un manifeste… c’est un face à face avec
le monde. « Dans chaque acte que nous entreprenons, il y a un
message » dit Claude Lévi-Strauss. Bien des voyages naissent dans le
défi, exprimé ouvertement ou non, à l’égard de notre système. Partir est une
façon d’exprimer sa défiance vis à vis de sa communauté d’appartenance. A
travers cette prise de conscience du caractère contingent de nos croyances et
de nos valeurs, les voyageurs emportent le secret espoir de pouvoir les changer
en retour. Les motivations contestataires paraissent infinies…
Faut-il une légitimité pour s’émouvoir du
monde ? Pour beaucoup de nos
contemporains, le voyage aujourd’hui ne trouve une justification sociale qu’une
fois légitimé par un projet scientifique ou humanitaire. Par l’envoûtement
gratuit du départ, les voyageurs s’attachent chaque jour à prouver le
contraire.
L’obsession du territoire dont on voudrait s’emparer
se traduit désormais par la forme de l’engagement. La quête du lieu est
progressivement remplacée par celle de la démarche. Le départ devient une
conquête… le voyageur s’échappe… il s’engage dans une vision du monde : le
savoir-faire d’un médecin ou d’un paléontologue, le langage codé d’un marin, la
force d’autonomie d’un marcheur au long cours, sont autant de façons de faire
que de dire le monde. Chacun part muni de son propre mode d’emploi du
nomadisme… Le chemin appartient alors au pèlerin, et le désert à son
ermite ; le montagnard convoite la cime, le marin la haute mer et
l’anthropologue une communauté…
A chacun de leurs actes, ils dessinent avec
effronterie et poésie les contours d’un rapport franc avec la vie. Une éthique
fondée sur l’engagement et la liberté. l’exclusion de la tribu du bien-être
transforme le grand départ, sinon en rupture, du moins en chemin de croix…
Chacun de leurs gestes, par l’intransigeance et le caractère hasardeux qu’il
revêt, est de fait une forme de rébellion contre le jeu social
d'aujourd'hui.
Mystérieuse recherche du bonheur à laquelle
tant de nous aspirent… Nous faisons l’éloge, non pas d’un territoire, mais
d’une part d’humanité commune à chacun de nous. C’est un acte d’amour où
l’individu prête enfin une attention au monde et aux autres… Aujourd'hui, le
départ devient une réponse à la tendance déshumanisante des sociétés
modernes.
Les voyageurs rêvent tous, sinon d’espaces
vierges, du moins de territoires isolés… ils se rendent dès lors là où les
cartes ne parlent pas encore, ou si peu, car c’est en ces confins que
l’imagination se libère véritablement : destinations lointaines,
cordillères inaccessibles, îles, déserts, métropoles irrationnelles… Or ces territoires se font rares. En participant à
l’inévitable discours une fois de retour chez eux, les voyageurs contribuent à
cette frénésie sans fin du spectacle du monde, corollaire symétrique de
l’épuisement de nos enchantements…
Le monde est abreuvé par un trop-plein d’images
d’ailleurs. L’embrouillamini est tel que certains voyageurs se perdent
finalement en chemin, rattrapés par les mirages de leur société d’origine. Afin
de justifier leurs projets, ils se muent parfois en artefacts sponsorisés de
l’émotion, amalgamant statistiques, beaux projets et images d’eux-mêmes en
temps réel, sans retenue…
Exploiter à outrance l’exotisme des aventures personnelles
au nom de la mise en scène du vécu me semble aussi fascinant qu’ambigu. Comment
broder le fil d’exploits supposés dans les pays lointains alors que tant de femmes
et d’hommes vivent quotidiennement dans ces régions ?…
Le récit de voyage est un langage avec ses
carcans et sa liberté. C’est une mise en scène romanesque prônant une vérité
puisée dans le vécu, mais entravée par les dogmes d’un genre éditorial
précis : le rituel par étapes, la peur, la fatigue, la soif, la solitude,
les nuits sous la tente, l’imagerie de la rencontre … Mais cette forme de
voyage est aussi érigée par certains en un art de vivre, magnifié par le choix
du bon bivouac, guidé par l’orientation du soleil à l’aube et la beauté des
paysages…
Aux mille façons de décrire la réalité que nous voyons, au
travers de films, de récits ou de romans, répond l’infinie variété des langages
que l’on s’impose pour décrire le monde ; l’anthropologie, la géographie,
l’art, la poésie… les voyageurs aiment picorer leur vocabulaire dans chacune de
ces disciplines, avec l’assurance qu’elles offrent toutes des points de vue
précieux et originaux autant que des certitudes cloisonnées imparfaites… »