24.7.19

Marcheurs écrivains # 1

Sylvain Tesson dans « Petit traité sur l’immensité du monde » :

« L'Etat étend son réseau de routes : la pieuvre de goudron gagne. Le ciel devient petit : il y a des collisions d’avions. Pendant que les TGV fusent, les paysans disparaissent. « Tout fout le camp » disent les vieux qui ne comprennent rien. En fait, rien ne fout le camp, ce sont les gens qui ne tiennent plus en place. Mais ce nomadisme là n’est qu’une danse de Saint-Guy. »

« Il est (cependant) une autre catégorie de nomades : ils se contentent de voyager silencieusement, pour eux-mêmes, parfois en eux-mêmes. On les croise sur les chemins du monde. Ils vont seuls avec lenteur, sans autre but que celui d’avancer…
eux, ils se tissent un destin, pas à pas. Le défilement des kilomètres suffit à donner un sens à leur voyage. Ils n’ont pas de signes de reconnaissance, pas de rites. Impossible de les assimiler à une confrérie : ils n’appartiennent qu’au chemin qu’ils foulent… leur unique signe distinctif : ne pas supporter  que le soleil, à son lever, parte sans eux. »

« Depuis que j’observe les éleveurs de yacks du Tibet, les cavaliers de Mongolie, les bergers afghans ou les sherpas du Kumbu… j’en suis venu à la conclusion que le nomadisme est la meilleure échappée du temps. Mon but n’est pas de le rattraper mais de parvenir à lui être indifférent. »

" En réglant son compte à l'espace, le nomade freine la course les heures. Peu lui importe que passent les instants puisque, obstinément, il les remplit des kilomètres qu’il moissonne. Opération d’alchimiste : il change le sable du sablier en poudre d’escampette… Au tic-tac de l’horloge, le voyageur répond par le martèlement de sa semelle. Un kilomètre abattu, c’est dix minutes gagnées. La marche à pied oppose au rouleau du temps la mesure de l’espace. De cette lutte, le voyageur sort vainqueur. Qui aura arpenté le monde à l’aide de sa seule énergie explorera une autre dimension du temps : plus épaisse, plus dense… »

« Pour échapper à la course déclinante que nos âmes sur la Terre mènent contre la montre, rien ne vaut de se déplacer lentement, pas à pas. Baissons l’allure et le temps lui-même, par un étrange effet d’imitation, ralentira son débit. »

1.7.19

La tête dans les nuages




Des nuances de bleu détourées de masses noirâtres, des nuées roses et grises qui animent le ciel à la tombée du jour… des nuages se ressemblent, d’autres diffèrent en tous points.

Je me demande si un statisticien pourrait un jour calculer la probabilité que l’un d’eux puisse réapparaître au moins une fois avec toutes ses caractéristiques de forme, de masse, de couleurs, de vitesse, ne serait-ce que le temps d’une seconde. Peut-on envisager qu’en plusieurs millions d’années, un jour, un soir, un seul de ces nuages qui passent devant moi ait déjà existé ?
En est-il des êtres comme des nuages ? L’exacte réplique des êtres vivants et des phénomènes naturels est-elle possible ?

Imaginons que ce le soit. Nos itinéraires terrestres ont-ils pu aussi être similaires, depuis notre naissance jusqu’à la disparition finale ? Ceci supposerait que les heures et le temps qui passe puisse également se répéter. « Retour vers le futur » : a-t-on pu réellement prouver cette impossibilité ?  Le destin des hommes et de leur Terre est-il vraiment unique ?

La réponse est peut-être dans ce vol d’hirondelles qui animent le ciel au coucher du soleil : impossible de les distinguer les unes des autres, ni de les dénombrer, ni de comprendre précisément les mécanismes de leur vol, les raisons de leur placement les unes par rapport aux autres… Pourtant chacune vole à son propre rythme ; il me semble que le seul battement de leurs ailes diffère de chacune de leurs voisines. Elles qu’on pourrait croire clonées divergent dans leurs façons de se mouvoir ; elles divergent toutes, elles divergent en permanence.
Pour elles, l’identité ne tient qu’à une plume, un souffle d’air ; pour nous à un cheveu, un grain de beauté, la longueur d’un pas.


Sans doute suis-je vraiment unique, finalement !…