Après divers confinements et restrictions, le départ initialement prévu en 2020, est enfin possible le 2 avril 2022...
0°: Est-ce la température de mon cerveau
lorsqu'il conçut l’idée de parcourir le méridien de Greenwich à pied ?
J’avoue qu’après un moment de stupéfaction, il fallut
reconnecter quelques neurones pour donner un peu de raison à cette subite
lubie.
D'abord jeter un coup d’œil au globe terrestre;
comprendre qu’il vaut mieux laisser aux grands navigateurs le soin de remonter
l’Atlantique Nord jusqu'en Arctique, à Jean-Louis Etienne la gloire d’avoir
atteint le Pôle Nord en solitaire, à d’autres celui de naviguer vers
l’Antarctique et à quelques rares célébrités d’avoir traversé l’Antarctique par
leurs propres moyens.
Dans sa partie terrestre, le méridien se divise en deux
grandes parties : européenne et africaine. Cette dernière sera-t-elle
un jour accessible ? Il faudrait trouver l’être capable de traverser
l’intégralité du Sahara en une seule fois, sur plusieurs milliers de kilomètres;
il faudrait aussi qu’il en revienne vivant, après avoir marché auprès des
bandes armées du Mali et du Burkina Faso, dans les zones les plus dangereuses
de ces pays… Un jour peut-être, ou dans une autre vie ?
Considérons le méridien 0° dans sa partie européenne :
une jolie ligne droite de 1680 kilomètres qui traverse
trois pays : l’Angleterre, la France et l’Espagne.
Altitudes de départ et d’arrivée: 0 mètre à Sand Le
Mere (Royaume Uni), 0 mètre à Altea (Golfe de Valence en Espagne).
Point le plus élevé : 3000 mètres sur l’épaule du
Marboré (cirque de Gavarnie dans les Pyrénées). Mais à cet endroit, je me dis
que je retomberai aussi à 0° Celsius…
Vous l’avez compris, ce méridien c’est une affaire de petits riens !
D'abord, parce que les méridiens n’existent pas « réellement ». Ils sont le fruit de l’imagination humaine pour partager notre espace en 180 degrés et notre temps en 24 fuseaux horaires.
Ensuite, parce que la valeur du méridien – origine est égale à 0. Zéro, c’est rien, c’est tout dire ! Néanmoins, il suffit d’un pas, d’une seconde, pour que le premier satellite auquel vous êtes connecté vous situe en dehors de ce rien.
Alors, je me suis dit que, venant du néant et y retournant un jour futur, visiter le zéro absolu de notre monde à la moitié de mon existence (là, je suis très, très optimiste…) valait le coup d’être vécu. « Nous ne sommes pas grand chose » dit l’adage populaire ; « glorifions ces riens que nous sommes » me suis-je dit . « Que vive le Zéro puisque je ne suis pas un héros… » !
Quitte à jouer avec les zéros (au pluriel), je me suis fixé une règle (du jeu) : celle du « triple 0 ».
Carte interactive à utiliser avec deux doigts :
Merci à Fabrice D. ...
.
0°00'… et 59": cinquante-neuf secondes (pas de temps mais d’espace) pour faire le zigoto sans trop zigzaguer, car le zigzag allonge le kilomètre… et le temps !
Cinquante-neuf secondes c'est, à une seconde près, un espace d’une minute. Si j’ai bien compris mister Google Earth, cette minute représente un espace de 1250 mètres en moyenne, à l’Est et à l’Ouest du méridien dans le secteur que je vais parcourir; soit une bande de 2,5 km de large où j’espère trouver un chemin situé dans mon « triple 0 ».
Cela devrait fonctionner la plupart du temps, sans avoir à utiliser la serpe qui m’avait servi à couper les ronciers lors de mon tour d’Indre et Loire… mais là, ma « règle du jeu » était de 300 mètres d’écart seulement ! Cette fois, je veux parcourir des chemins que chacun pourra reprendre à ma suite. Je tracerai la ligne des parties qui n’ont, à ma connaissance, jamais été suivies, pour « coller à Greenwich ».
En ce qui concerne la partie anglaise, c’est déjà fait : un couple anglais, Graham et Hilda Heap, a tracé un itinéraire de randonnée qui suit assez précisément le méridien – origine en passant par les chemins « les plus verts ». Je suivrai leur itinéraire, qu’ils ont publié dans un topo intitulé… GMT (Greenwich Méridian Trail). Je me réserve juste la possibilité de le rendre parfois un peu plus « rectiligne ».
Pour la partie française, comprise entre Villers-sur-Mer (près de Deauville) aux environs de Lourdes, il me faudra "inventer l'itinéraire", en restant dans ma bande de 2,5 kilomètres. A ma connaissance, personne n'a déjà suivi cette voie. Lorsqu'un obstacle m’en empêchera, je me contenterai d’un « double zéro » qui me laissera un espace de quelques minutes supplémentaires. Ce sera par exemple le cas lors du franchissement de la Loire sur le pont de Saumur, distant de 4 kilomètres par rapport au méridien.
Dans les Pyrénées, le guide de montagne Bruno Valcke a eu l’excellente idée de tracer un itinéraire Nord – Sud qu’il a nommé « Pyrénées, Longitude Zéro ». 150 kilomètres à vol d’oiseau, de Lourdes à Alquézar (Espagne), au plus près de la ligne, en passant par la brèche de Rolland à Gavarnie. Là aussi, je suivrai sa trace, sans m’interdire deux ou trois initiatives personnelles. La traversée Ouest–Est du massif des Pyrénées que j’avais faite par La HRP (Haute Route Pyrénéenne) m’a laissé de sublimes souvenirs. L’idée de parcourir l'axe Nord–Sud et d'atteindre le sommet du méridien à plus de 3000 mètres d’altitude, en étant parti de la mer du Nord, est mon objectif majeur : l’apothéose d’une marche rêvée, au sein de paysages pyrénéens magiques.
Il faudra, bien sûr, que mon état physique et les conditions météorologiques me permettent d’y arriver, sans avoir perdu trop de temps depuis le départ. Alors, je pourrai envisager de suivre le méridien sur sa partie espagnole : descendre le versant sud des Pyrénées, puis inventer une suite à l’itinéraire de Bruno Valcke. Passer par les hauts plateaux de l'Aragon, relativement arides, avant d’atteindre le golfe de Valence. Arriver sur la côte méditerranéenne et apprécier d’avoir fini la partie terrestre européenne du Méridien de Greenwich… Une sacrée motivation !
Hier soir, j'ai dormi à 300 mètres du village-vacances de Whiternsea, au bord de la mer du Nord. Ce lieu m'avait été indiqué par le boss de ce centre qui m'avait laissé les sanitaires à disposition. Je me suis couché à la nuit tombante, avec le bruit lancinant des vagues derrière moi.
Nuit très fraîche. Ce matin, petite gelée blanche sur ma tente. La lumière est
belle et le temps idéal pour parcourir mes deux premiers kilomètres en suivant
la falaise jusqu'à Sand Le Mere.
On y arrive par le haut d'une petite falaise, un peu trop friable pour résister aux assauts de la mer du Nord. Elle s'effondre partout, des pans entiers se sont affaissés très récemment encore. La mer grignote le littoral et les hommes n'en prennent pas très soin : un peu partout, des gravats et déchets, jamais ramassés, abîment le paysage. Je recherche le point exact du point convoité, à l'aide de mon GPS, car le monument qui avait été installé auparavant fut emporté par l'avancée des flots, en 2003. J'aligne les 8 zéros de longitude de mon appareil et plante mes bâtons dans le sable. Je photographie les quatre points cardinaux de ce lieu qui habite mon esprit depuis plus de quatre ans...
53°63' - 00°00' L'estuaire du Humber.
Nuit ventée.
Averses et bourrasques. Je n'ai dormi que d'un œil, avec en prime quelques
courbatures ; mon corps ayant oublié ce qu'était le transport d’un sac à dos de dix-huit kilos. Je décide de retourner à Patrington, entouré de faisans, oies sauvages et chevreuils qui profitent de la végétation et du calme du marais. Mais le "mémorial" qui marque l'emplacement du méridien au bord de l'estuaire du Humber, invisible sur les cartes et que je n'ai pas trouvé hier, me tracasse. Ce serait idiot de repartir sans avoir repéré ce premier monument, érigé à l'occasion d'une crue gigantesque qui submergea les terres dans les années 1980. Je décide de passer par un petit village, séparé de Patrington. Patrington-Heaven. Les eaux du Humber venaient jusqu'ici avant que l'estuaire soit en partie poldérisé. J'avais cru comprendre que ce monument avait été construit dans ce village. Or ici, personne ne le connaît. Catherine, qui s'occupe de son cheval dans un enclos, se prend au même jeu que moi. Elle m'emprunte le petit guide qui cite ce "Royal méridian marker" et s'en va questionner les anciens du village. Mon attente, un peu longue en plein vent, est récompensée. Elle m'annonce dans un grand sourire qu'il était à plus de 4 miles d'ici, au bord de l'estuaire, pas très loin de l'endroit où j'avais bivouaqué cette nuit... voyant ma grimace, elle me propose dans la foulée de m'y emmener en voiture, ce qui déroge à mes principes de marcheur, mais comme je viens de faire à peu près le même trajet et qu'elle semble ravie... j'accepte volontiers. Je n’avais pas
compris que la route finissait à mi-chemin : elle me dépose à vingt
minutes à pied de ce fameux monument et rentre chez elle.
C'est ainsi que je refis, ce même jour, deux fois le même trajet pour revenir de la rive de l'estuaire au village de Patrington. Autant dire que j'ai soigné le cadrage de la photo de ce royal monument.
53°25' Le vent.
Le vent souffle en rafales cette nuit. La tente ne bouge pas, bien protégée par les arbres. Mais le vacarme qui provient de leurs cimes est impressionnant.
Je démonte la tente entre trois averses. Pas facile. Le vent souffle jusqu'à Louth, où je déjeune dans la minuscule halle de cette petite ville. On en sort par une côte qui mène à la campagne du Lincolshire. Des paysages moutonnés de douces collines. Les côtes ne poseraient pas de problèmes si le vent ne s'opposait pas à ma progression. Il se renforce par moments de façon tellement puissante que mon sac en est secoué, mes pas cafouillent, une ligne droite de plus de 5 mètres devient impossible. Je dois me placer de biais pour aller droit devant, me plaçant vers le sud-ouest pour aller vers le sud. Des hameaux et des fermes, de larges cultures de colza et de céréales à peine levées. On traverse les champs pour rejoindre le bout de chemin suivant. Deux étangs dans un vallon font le paradis des oiseaux. Puis on arrive à Tedford, petit village situé entre deux collines des Wolds. Le petit camping, dédié aux pêcheurs, sur lequel je comptais, n'existe plus. Il est tard. Le petit pub local comporte aussi cinq chambres. L'ambiance est chaleureuse avec le tenancier. Je suis son unique client ce soir. Nous discutons autour du feu et d'une bière. Dehors le vent souffle toujours aussi fort.
53°10' Harry.
Comme une grenouille dans le pré !
Temps splendide ce matin et surtout plus de vent ! La fraîcheur devient agréable, je retire ma veste, les courbatures et douleurs des premiers jours disparaissent. Il n'y a plus que mes deux petits orteils à vouloir se faire remarquer. Je les traite de maillons faibles, leur conseille de devenir plus costauds, les menace de les amputer. Ça les calme.
Le sentier pénètre dans une superbe aire naturelle boisée. Les collines des Wolds. On y trouve la "méridian stone", avec dédicace aux scientifiques qui aidèrent à résoudre les problèmes liés aux navigations maritimes.
Des panneaux menacent les quidams qui s'en prendraient aux grenouilles. Les anglais adorent les grenouilles. C'est pour ça qu'ils n'aiment pas que les français les mangent. Mais je me demande pourquoi on peut être aussi sévère pour une grenouille trucidée ou volée, sur une petite partie du territoire, alors que partout ailleurs on tolère, sur les terres agricoles, l'usage du glyphosate, de l'épandage et des pesticides ? En ce printemps, les tracteurs s'en donnent à cœur joie un peu partout...
Le paysage redevient progressivement plat. On retrouve de grandes surfaces cultivées entrecoupées de canaux ou de petites routes tranquilles. On passe par un site où Cromwell remporta une de ses plus belles victoires et d'un château médiéval en ruines.
Une très très longue digue mène au village de Stickney. Je ne le sais pas encore, mais un homme m'observe avec ses jumelles, depuis un moment. Lorsque j'arrive devant sa maison il me tend un verre d'eau. Il s'appelle Harry. Il a 79 ans et il est veuf. Je lui pose quelques questions. Il est 16h30 et il me fait entrer. A 19h30 nous parlons encore. Ce soir, je dîne avec lui et dors dans l'une de ses quatre chambres vides.
52°21' Être.
C'est la fin des routes interminables qui m'ont usé pieds et chaussures pendant deux jours. Le ciel est beau, le chemin facile et verdoyant, la platitude et la monotonie des marais s'estompent peu à peu grâce à l'apparition de légères déclivités. Trois ou quatre mètres de dénivelé, pour vous, ce n'est pas grand chose ; pour moi ça veut dire beaucoup... je dis ça parce que - je ne sais pas si vous l'avez remarqué - en marchant, il arrive fréquemment qu'un air de musique vous arrive dans la tête, d'une façon totalement imprévisible : " il jouait du piano debout... pour moi ça veut dire beaucoup." Debout, il jouait pour égrèner ses notes de musique, pour les vivre. Debout, je marche pour égréner mes pas et les vivre.
Pour moi, ça veut dire beaucoup : ce 1,125 kilo d'effets superflus sorti de mon sac et laissé au premier Post-office rencontré ce matin. Ce ciel parsemé de nuages sans aucun vent. Ces parachutistes largués juste au-dessus de moi que j'entends hurler de joie, huit cents mètres plus haut. Ce colombophile qui libère avec moi ses pigeons, dans un frou-frou étincelant de mille plumes agitées.
Au passage de Somersham, quelques petits plans d'eau accueillent canards et oies bernaches. Le méridien passe exactement au centre du village. Je m'amuse une nouvelle fois à faire deux pas en arrière, deux pas en avant, pour regarder mon GPS passer de l'est du monde à l'ouest du monde. Quel côté préférer me demandez-vous ? Et bien, en cet instant, je suis sans doute comme cet homme installé sous une pergola. Elle est surmontée des quatre points cardinaux. Il a les bras allongés sur le banc : l'un à l'est, l'autre à l'ouest du monde. L'envie me prend de dessiner des pointillés sur la tête et le corps de cet être si singulièrement placé. A-t-il conscience d'avoir le privilège d'être les deux à la fois, l'est et l'ouest, le centre du monde, hier et demain, pour peu qu'on attende tous les deux qu'il soit minuit ? Peut-être qu'en sautant tous les deux à minuit, lui vers l'ouest, moi vers l'est, on verrait l'autre disparaître, puis réapparaître, puisque l'un serait hier et l'autre demain...
52°11' Patricia.
Une journée radieuse. Pour la première fois, j'apprécie les passages à l'ombre, vêtu d'un simple tee-shirt. Jusqu'à Swavesey, on longe des étangs situés dans une aire naturelle, puis la grande rivière Ouse sur laquelle naviguent quelques bateaux de loisir. Les gens se promènent en ce début de week-end Pascal. Je croise pour la première fois quelques Vttistes. Le relief s'accentue beaucoup plus fortement. La campagne devient agréable, les villages se succèdent assez rapidement : Boxworth, Lolworth, Dry Drayton et son église Saint-Pierre et Saint-Paul. Cambridge est très proche; on franchit l'autoroute. Deux fois.
Fin d'après-midi. Entre Hardwick et Toft je demande de l'eau avant de trouver mon lieu de bivouac. C'est la maison de Patricia. Elle me donne l'eau, puis un jus de pommes, puis l'usage de son jardin pour ma tente et celui de sa salle de bain pour moi. Patricia parle aux oiseaux, qu'elle attire chez elle de toutes les façons possibles. Elle parle aussi aux avions, les petits, qui lui répondent parfois en battant des ailes. Elle aime semer des graines et les voir pousser. Elle n'aime pas que l'agriculteur derrière chez elle fasse fuir les oiseaux de ses champs, à grands coups de canon, ni qu'il utilise des pesticides, tout près de chez elle. Lorsqu'elle était infirmière, elle s'occupait de personnes en fin de vie. Maintenant, elle s'occupe de personnes démunies.
Au petit matin, ce sont les faisans et autres oiseaux qui me réveillent. Je retrouve Patricia à l'heure du café. Bye, Patricia, je m'en vais pour reprendre ma route dans la campagne du Cambridgeshire. Bye.
51°75' Les chiens.
Au fond de ma prairie je plie ma tente et range mon sac à l'heure de la première sortie des chiens. Un peu plus loin, sur le chemin, défilent les quadrupèdes. Ils vont et viennent, de 1 à 6. Il y a plusieurs sorties dans la journée. Les plus importantes sont celles du matin (parfois avant le petit-déjeuner) et celles du soir (après le dîner). C'est un peu comme dans un monastère, où les services se succèdent à heures fixes. Le rituel veut que le chien précède l'humain, en aller-retours plus ou moins vifs, et qu'il s'assure de la bonne progression du bipède. Ce dernier s'excuse lorsqu'il croise un humain libre et sans laisse. Le chien semble faire ce qu'il veut, ça n'a pas d'importance puisque son bipède s'occupe de tout, y compris ramasser ses crottes. Mais le chien est toujours poli, il a reçu en général une bonne éducation. Ces processions rendent un grand service au marcheur : elles lui indiquent l'approche d'un hameau ou d'une ville. Pas de chiens, la distance sera longue. Quelques chiens : vous êtes à moins de mille mètres d'une bourgade. Beaucoup de chiens : vous approchez d'une ville.
Cold Christmas, justement. C'est le nom de ce petit village. Je rate une trouée dans la haie, qui m'aurait permis de poursuivre le sentier. Ça tombe bien, cela me permet de trouver la première maison où je pense remplir ma bouteille d'eau. Nous sommes le lundi de Pâques, quelques cloches égarées circulent encore dans le ciel : pour la seconde fois en 48 heures, un cake délicieux tombe tout droit dans le gosier du marcheur affamé. Je remercie ma généreuse donatrice, en me disant que désormais, lorsque la faim viendra, je demanderai de l'eau, quitte à vider ma bouteille juste avant...
Dans un joli petit bois près de Stansted, je me suis accroupi derrière un arbre, à l'écart du chemin. Une dizaine de minutes. Je n'en revenais pas : le défilé des bipèdes - quadrupèdes n'était interrompu que par des périodes de 30 à 40 secondes. Je n'arrivais pas à me relever. Lorsque ce fut enfin possible, je constatai que d'autres êtres avaient procédé à la même attente que moi, mais de l'autre côté du chemin : une bonne douzaine de chevreuils se levèrent pour traverser rapidement, pendant que moi-même retournais sur le sentier.
Stansted Abbotts. Une petite ville très animée avec un port sur la rivière Lea où circulent de très étroites petites péniches habitées. Les gens aiment se balader sur les rives du cours d'eau. Londres n'est pas très loin, une ambiance particulière se dégage des promeneurs en cette fin de WE, entre farniente et excentricité, entre retenue et éclats de vie. Sortant de mes bois, je ne suis pas très à l'aise, mes vêtements ne sont pas lavés, mon corps non plus. Il faut remédier à ça pour côtoyer mes congénères : je m'arrête au premier camping trouvé.
51°47’ – 00°00'00'' Greenwich, capitale du méridien 0°.
La
belle journée ! Le soleil accompagne ma joie de profiter de toute la
journée, sans ma carapace sur le dos, sans objectif à atteindre. Juste regarder, comprendre,
saisir quelques bribes historiques et géographiques utiles à nous situer en ce
monde. Les navigateurs sont les premiers à payer de leur vie les erreurs de
situation. En 1707, quatre navires de la Royale Navy sombrèrent sur les rochers des îles Scilly, parce qu’ils n’avaient pas pu calculer leurs positions
précises. 1500 marins périrent en ces circonstances, provoquant un choc immense
dans la population. Les gouvernants européens, notamment français et surtout
anglais, financèrent astronomes et géographes afin de résoudre les problèmes de
calcul des longitudes.
Les
alpinistes perdus dans le mauvais temps, qui ne disposent pas d'altimètre ni de cartes précises, peuvent
être eux-aussi victimes d’erreurs de situation. J’ai en tête le récit d’un
alpiniste, mort de froid à quelques dizaines de mètres d’un refuge dont il
n’avait pas pu connaître la position exacte. J’ai moi-même raté une « cabane », lors de ma traversée des Pyrénées, un soir d’orage où ma frontale n’éclairait
plus qu’un rideau de pluie et que nous ne pouvions plus progresser qu’à la
lueur des éclairs. Quinze jours plus tard, en vérifiant chez moi la trace GPS
suivie ce jour-là, je me rendis compte que celle-ci passait sur la cabane
recherchée… Ainsi, même une armée de satellites et d’horloges atomiques peuvent
parfois s’avérer insuffisants !
Alors ce matin, lorsque je me suis présenté à l’Observatoire Royal de Greenwich, où j’ai
pu poser comme beaucoup d’autres mes deux pieds de chaque côté du méridien,
j’étais bien à ma place ; j’étais bien en vie ; tant qu’on sait où l’on est et
avec qui, alors c’est que tout va bien. Je suis là, reçu et accompagné par deux
membres de l’Observatoire, qui posent avec moi pour la photo souvenir. Ils écoutent
mon projet, m’encouragent et cherchent à me renseigner. Graham Butcher et Mary
Dooley. Nous échangeons nos coordonnées et nos renseignements, moi en ce qui
concerne la documentation pédestre en ma connaissance, eux en ce qui concerne
la littérature officielle. Mary Dooley me confirme qu’il n’existe pas de
documents concernant le tracé sur la partie française et espagnole ; sur la
partie maritime non plus. Par contre, elle me donne les coordonnées de Graham
Dolan, un retraité anglais passionné par ce sujet.
Le site anglais consacré au méridien de Greenwich :
Une partie de ce site concerne les monuments et repères géographiques construits sur le méridien, notamment ceux situés en France. A moi de donner suite à ces informations… Nous nous quittons, heureux
de cette rencontre, au cours de laquelle nous nous sommes bien compris, d’autant que Mary est elle aussi...
marcheuse. Je consacre le reste de la journée à compléter ma collection photographique
des monuments et musées de Greenwich, profitant d’une lumière particulièrement
claire. Je remplace également quelques affaires défectueuses ou déchirées après
deux semaines d’utilisation intensive.
Je
sais que, maintenant, quelqu’un me suivra de loin depuis Greenwich. Je me sens
bien. En avant !
51°08' Prévisions.
Rien ne va comme prévu aujourd'hui. Ah! bon? "Je croyais que tu ne prévoyais rien ?" me direz-vous. En fait, c'est un peu compliqué. Je ne prévois ni l'endroit où je dormirai, ni le nombre de kilomètres à parcourir, ni les changements d'itinéraires, que je juge de faire au dernier moment. Mais il y a tout de même un minimum de choses prévues : marcher, pour une période d'au moins 6 heures, sans compter les arrêts, manger, une fois par jour, réfléchir, aux alentours de 16 heures, au meilleur endroit où dormir. C'est peu, mais ça demande tout de même un peu de "force". Or ce matin, je me suis levé une heure plus tard qu'à l'habitude, tout excité que j'étais, hier soir, à penser que j'étais en train de finir mon premier objectif. Puis, en me dirigeant vers Lingfield - que je pensais rejoindre en une heure - le temps sembla s'allonger. Soit les pieds ne trouvaient plus leur cadence, soit je m'étais trompé dans l'estimation des distances.
Au village de Crowhubst, deux dames me montrent un vénérable cyprès, qui aurait " 3000 à 4000 ans ". L'arbre, qui jouxte une petite église, est classé parmi les 50 arbres les plus remarquables du Royaume-Uni. Son tronc est fissuré et mesure plus de 9 mètres de diamètre, ce qui permet de pénétrer à l'intérieur. Mais à y réfléchir, je finis par douter : voici un arbre de 3 à 4000 ans, planté au ras d'une église qui en aurait environ 1000. Aurait-on bâti une église aussi près d'un arbre qui en avait déjà 2 à 3000 ? C'était se compliquer singulièrement le travail pour creuser les fondations. Une autre question aussi : ces arbres, symboles d'éternité, sont traditionnellement plantés dans des cimetières chrétiens. Il serait donc plus logique que ce dernier fut planté après la constitution de l'église. 1000 ans ce n'est déjà pas si mal. On sait, depuis Galilée, que les affirmations religieuses ne sont pas toujours exactes. Ma foi, je n'en sais plus trop rien, car celles des mécréants non plus...
East Grinstead. Une pierre remarquable sert de repère au méridien. Je ne la trouve pas. Nouvelle pause, je réfléchis : plus le temps de rejoindre Danehill où se trouve - sans doute - un camping qui me serait bien utile. Du coup, je traîne dans la ville. Jolie. Surtout qu'aujourd'hui, un club de passionnés fait circuler le public dans de vieux bus anglais rénovés. Le résultat est sympathiquement "vintage". Je commande un café long, très sucré, dans un stand d'animation. Le miracle se produit ; mon mal de tête disparaît. Un second aussi : on me signale l'existence d'un " camp-site ", à environ une heure d'ici. Je décide de m'y rendre.
Aujourd'hui, j'ai perdu mes heures, j'ai perdu ma trajectoire, j'ai perdu des kilomètres, mais j'ai retrouvé un camping : le second seulement depuis trois semaines. Je crois que je vais y rester deux nuits.
Ah! J'oublie un détail : Macron a été réélu Président aujourd'hui. Mais ça, c'était prévisible.
50°78' Peacehaven : GOAL !
Au "Secret camp-site", tenu par Tim, je plie ma tente par un temps menaçant et venté. Une petite dépression sans pluie mais la température est fraîche. Tim m'offre le thé avant de partir et son plus grand sourire pour me souhaiter bonne route. Il est ravi de notre rencontre et propose de m'envoyer un mail, pour identifier une plante dont je lui avais montré la photo. Il aime la faune et la flore mais, comme moi, ne connaissait pas cette fleur spectaculaire, trouvée dans une zone humide.
Le chemin traverse des prairies et cultures. On se croirait dans le bocage normand, en plus accidenté. Les collines se succèdent. J'arrive à Lewes après une assez forte montée. Une pause de deux heures me permet de me restaurer, acheter de quoi grignoter et discuter au bureau touristique local. Je sais que les concepteurs de l'itinéraire anglais, Hilda et Graham Heap, habitent à Lewes ; mais nous n'arrivons pas à nous joindre. Ce sera fait plus tard. On me donne aussi les adresses de deux quotidiens régionaux du Sussex, qui seraient peut-être intéressés par le côté transmaritime de l'aventure. Je quitte la ville par les ruines de la première abbaye clunisienne bâtie en Angleterre. Ses alentours furent aussi le lieu d'une bataille, où le roi Henri III fut battu par Simon V de Montford. Pour ma part, je faillis être battu par une armée d'une cinquantaine de vaches, au milieu desquelles je m'étais bêtement laissé enfermer. Seul, l'usage de mes bâtons menaçants me permit de me sortir de ce mauvais pas. Encore quelques collines à monter et descendre, ponctuées de haies et de chênes multi centenaires. Des cultures de colza, des champs à peine semés où les randonneurs créent leurs propres traces, comme l'usage le veut en Angleterre.
Enfin la mer ! La mer et les maisons de Newhaven et Peacehaven. Un ou deux bateaux à l'horizon et un parc d'éoliennes. Au hameau de Telscombe, il y a un camping à la ferme : une prairie ventée où l'on s'installe librement (nous sommes deux). Avec un bungalow pour les toilettes et la douche. Je m'installe et dépose mon sac à l'intérieur de la tente. Il est 17h30. Je repars, l'esprit et le corps légers, pour parcourir les derniers kilomètres qui mènent en une heure au monument érigé à Peacehaven, en bordure de mer, sur une petite falaise. Le monument marque l'extrémité sud du méridien de Greenwich en Angleterre.
Il est 18h40. Je viens d'achever le parcours intégral du GMT en autonomie maximum. J'appelle Manick pour lui faire part de ma joie.
Ce soir en, remontant vers ma petite tente, je ne sens aucune fatigue. Juste de la joie. Une très grande joie.
L'attente.
J'ai installé ma tente au sommet d'une colline, sur le terrain d'un camping à la ferme. Une large prairie sans arbres, ouverte directement aux vents venus du large. Comme il vient du nord-est ces jours-ci, j'en profite... Avantage : la vue. Couché dans ma tente, au ras du sol, je contemple la ligne d'horizon qui s'étale à 180 degrés. Ainsi, l'esprit se repose autant que le corps. Je m'impose une journée d'inactivité, avec pour seule tâche le lavage de quelques affaires.
Cette ligne horizontale, qui marque la fin de ce que nous pouvons voir de ce monde, incite à imaginer. Imaginer ce qu'il y a plus loin, rechercher la terre - le chez soi - de l'autre côté, ou rechercher les terres inconnues, les ailleurs, les peut-être... Mais comme rien ne se manifeste sur cette immensité qui paraît si tranquille, je finis à la longue par ne plus même penser. Juste ressentir.
* * * LA MANCHE * * *
Il serait logique de prendre un ferry lorsqu'on arrive sur le littoral d'une mer que l'on veut franchir et qu'il en existe un à une heure de marche. Mais non. Je ne prendrai pas le ferry à Newhaven. Un navire commercial va où une majorité des gens souhaite se rendre. Moi je suis seul à vouloir suivre ce méridien.
Seul ? Plus vraiment. Car de l'autre côté de la Manche, une équipe de marins s'est constituée. Cinq marins du yachtclub des communes de Dives, Cabourg et Houlgate, la SRD (Société des Régates de la Dives), travaillent depuis des jours et des semaines à préparer un voilier, la Marajo. A mettre toutes les chances de notre côté également. Mon défi devient le leur : traverser la Manche, en suivant au plus près possible le méridien de Greenwich. Mon périple devient une affaire d'équipe, une alliance de compétences, un trait d'union entre la terre et la mer.
Michel Lemonier est le président de la SRD. Il est propriétaire de la Marajo. Sur le voilier, il sera accompagné de Frédéric Dumont (skipper) et de Charles Dupuis (3ème équipier). Sur terre, Didier Beaudiment apporte son aide logistique et de communication. Il avait déjà remué ciel et mer pour essayer d'associer le yachtclub de Brighton en Angleterre. La traversée est programmée pour les 2 et 3 mai, si Éole le veut bien. La Marajo partira de port Guillaume, et devra effectuer un aller-retour, avec seulement quelques heures de repos. Autant dire que si mon corps se repose, ma tête elle, commence déjà à faire des vagues...
C'est le jour tant attendu, celui de mes rencontres, celui de la traversée. Nous réussissons à nous retrouver tous, le 2 mai en fin d'après-midi : j'ai la joie de présenter Hilda et Graham aux équipiers de la Marajo qui vient d'accoster à Newhaven. L'itinéraire terrestre du méridien va pouvoir se prolonger sur mer, grâce à nous tous :
François, Fred, Hilda, Michel, Graham, Charles.
Le 3 mai, la Marajo prend la mer à 4 heures du matin pour naviguer au plus près du méridien, pendant plus de 18 heures. Le voilier passe à proximité immédiate du bateau-phare " Greenwich ", situé exactement entre les deux rails de navigation de la Manche, sur le méridien...
Quelques heures plus tard, nous franchissons le 50ème parallèle avec une précision irréprochable. Les navigateurs déploient tous leurs talents maritimes.
Fred, Michel, François, Charles
Les vents de fin de journée permettent une navigation très agréable, en profitant pleinement du coucher de soleil.
Nous arrivons de nuit à Port Guillaume (Dives-Cabourg). Nous venons d'établir la première liaison terre-mer du méridien de Greenwich, du nord de l'Angleterre à la France.
J'ai la joie de pouvoir partager ce moment avec Manick et Betty, venues m'accueillir sur le quai, et tous mes proches qui m'envoient des messages.
L'équipage du voilier " La Marajo " parcourt le méridien de Greenwich en 2 fois 18 heures (aller et retour). Il rencontre inopinément un sous-marin. Le voilier s'approche au plus près du bateau-phare "Greenwich" et croise le 50ème parallèle d'une façon très précise.
A notre connaissance, cette façon de traverser La Manche est " une première ".
49°32' Villers-sur-Mer - altitude 0 mètre. Le premier point d'entrée du méridien en France se situe au centre-ville de Villers-sur-Mer, sur la plage. Je m'y rends en milieu d'après-midi en cette belle journée du début mai, prêt à repartir après avoir profité des beaux moments passés ensemble...
49° 07’ Le bocage normand.
Le parcours se compose de chemins
et de petites routes très peu fréquentées. Une petite jonction s'avère très
difficile à réaliser entre deux chemins dès le second kilomètre de cette
étape : des barbelés à franchir, un vallon où l'herbe est très haute, un terrain
mal entretenu… Je m’en sors. La température monte au fil des heures. Je me
protège du soleil. Le pays d'Auge se compose de prairies et de haies, les
grandes propriétés se renferment derrière des barrières et des caméras de
surveillance.
Les grandes maisons normandes, à colombages, imposantes, s'admirent
de loin. Les haras se succèdent et rivalisent entre eux par leur taille et leur
modernité. Peu de petites-maisons. Pas de village, ou simplement une église et
un hameau. Rien d’autre. Aucun commerce. Je marche jusqu’à 17 heures sans manger, jusqu’à Mézidon où je trouve enfin un café et une supérette tenue par un jeune
couple sympathique. Après une nouvelle heure de marche, je demande à un fermier
qui coupe l'herbe dans sa cour de me laisser une place à l'entrée de sa
prairie. Il accepte.
48° 91’ Rencontres.
Ce matin, il y a une voiture garée
à 20 mètres de ma tente, dans la cour de la ferme où je me suis installé. Elle
n’y était pas hier soir. A l’intérieur, l’ami Marc, venu m’accompagner pour trois
journées de marche. Pendant que je replie ma tente, il prépare son sac qu’il
remplit de victuailles variées, y compris un steak et un tupperware contenant
un plat qu’il a cuisiné. Quelqu’un lui aurait dit que je ne mangeais pas assez… Me voici donc accompagné d’un sherpa-cuisinier avec lequel nous maintenons
sans trop de difficulté le cap des 180 degrés. Nous sommes toujours en pays d’Auge.
Cependant l’architecture rurale change au fur et à mesure de notre progression
vers le sud. Les grandes propriétés et les haras laissent place aux
exploitations agricoles et aux prairies où broutent les vaches. Nous retrouvons
quelques maisons au bord des petites routes où ne passe quasiment aucune
voiture. Nous marchons toute la journée en ne traversant que quelques hameaux.
Pas un seul commerce. Dans les années 60, le remembrement avait fait d’importants
dégâts dans les paysages agricoles français. Depuis les années quatre-vingts, la
multiplication des grandes surfaces autour des villes et des banlieues a
détruit le tissu commercial des villages français. Marcher pendant 100
kilomètres en traversant des dizaines de communes avant de trouver une épicerie pose
quelques soucis aux randonneurs. Aux habitants aussi...
Passage du 49ème parallèle. J’en profite pour le prendre en photo sous toutes les coutures,
c'est à dire ses quatre points cardinaux, tandis que Marc le filme et enregistre
l'événement.
48° 55’ Bois et forêts.
Nous quittons Argentan et ses quelques
beaux monuments historiques par un joli petit plan d’eau apprécié des pêcheurs.
Au loin, se profilent des collines boisées. Nous nous en approchons lentement.
Les côtes s’accentuent, les sous-bois s’épaississent, les fermes et les maisons
se font encore plus rares. Nous pénétrons dans la forêt d’Ecouves, sauvage et accidentée.
C’est la partie la plus haute du méridien dans sa moitié nord, à 400 mètres
d’altitude.
L’eau c’est la vie… Chaque fois
que nous en buvons nous retrouvons quelques forces. Chaque fois que nous en
demandons, nous partageons une tranche de vie avec nos bienfaiteurs. Ici, c'est un homme d'origine américaine, né à New York. Il est violoniste professionnel
et a joué avec quelques sommités du jazz américain. En France aussi. Il a un
hobby : le jardinage. Il s’est pris de passion pour les érables. Il en a
planté plus de 500 pour faire un joli jardin original que des botanistes
viennent parfois visiter. Là, ce sont deux femmes qui vivent à la lisière de la
forêt. Elles s’occupent de leurs nombreux chats et se promènent chaque jour dans la forêt qui les inspire et dont elles aiment écouter les bruits. Elles
nous proposent de dormir dans leur jardin. Nous préférons faire comme elle :
filer au cœur de la forêt d'Ecouves pour y planter notre bivouac. Ce soir, nous
discutons sous les arbres et mangeons sur le tapis des feuilles sèches. Marc
dort à la belle étoile. Les bruits de la forêt nous bercent avant de nous
endormir profondément.
48° 38’ Hospitalité.
A Mieuxcé, je traverse la rivière
Sarthe. J’entre par la même occasion dans mon troisième département, après avoir
parcouru le Calvados et l’Orne, du nord au sud. À Moulins-le-Carbonnel, il y a
une ferme : La Girardière. On y élève des taurillons, pour leur viande. Le
petit-fils de paysans disparus a repris l’élevage. Ses parents, qui avaient un
autre métier viennent souvent prêter main-forte.
C’est le cas aujourd'hui. Je leur demande un carré d’herbe pour poser ma tente.
Ils m’offrent le repas que je partage dans leur cuisine. Une nourriture simple
et bonne, à leur image. Ils refusent le billet que je leur tends. Nous
vérifions ensemble le tracé du méridien que je sais très proche : il passe
dans leur cuisine. Je suis assis dessus!
48° 28’ Les routes et leurs couleurs.
Des routes. Il y en a de toutes
sortes. Je laisse de côté les autoroutes où l’on ne peut mettre un pied dessus
sans risquer de le perdre aussitôt… Il y a les rouges, parce qu’elles sont de
cette couleur sur les cartes Michelin. Rouge aussi sur l’échelle de dangerosité :
elles sont parfois assez larges pour que vous puissiez y marcher sur le bas
côté. Parfois pas. Dans tous les cas, le vacarme qui y règne vous incitera à en
sortir au plus vite, si le courant d'air d'un poids lourd ne vous a pas déjà
jeté au sol. Il y a les jaunes, qui parcourent la campagne française et permettent
d'atteindre n'importe quelle commune parmi les 36000 existantes, pourvues ou
non d’une mairie. Je pense que les cartographes devraient acheter davantage de
crayons de couleurs. Par exemple un jaune citron, pour indiquer les petites
routes départementales qui relient de paisibles villages en de jolies courbes
traversant prairies et petits bois. Vous y marchez sur le bord de la route, du
côté recommandé par le code de la route, certain qu’au cas où vous croiseriez
une voiture, celle-ci s'écarterait prudemment de vous. Mais aussi jaune orangé, pour celles qu’on a aménagées au fil des ans pour permettre au travailleur
habitant à la campagne de se rendre plus rapidement à son boulot en périphérie d’une
ville. Pour peu que la commune ou le département aient oublié de faucher le
bas-côté, c'est à vous de deviner la trajectoire du véhicule qui vient à votre
rencontre, en tenant compte de sa vitesse et de l'espace qui vous restera à
l'endroit où elle vous croisera… Enfin il y a les blanches. Blanches, parce que
le cartographe était cette fois-ci en manque d'inspiration. Moi, ce sont mes préférées parce que justement elles m'inspirent, ces petites routes : elles relient de simples hameaux, ou simplement une
ou deux maisons. Parfois, elles finissent à l'orée d’un bois, se transforment en
chemin, débouchent sur un lac ou une rivière. Moi, je les teinte en gris pour
certaines, en vert pour d'autres. En gris, celles qui vous permettent de marcher
et rêver en leur milieu, parce que vous entendrez toujours le moindre petit
moteur de mobylette à un kilomètre à la ronde. Leur sol est un mélange
d'asphalte et de graviers, une seule voiture peut y passer à la fois, qui ne
sera jamais pressée car son conducteur regardera comme vous les talus fleuris,
la maison d'un garde forestier ou les fruits sur les arbres. En vert, celles
qu'on a un jour goudronnées parce que c'était une année d'élections municipales
mais où il y a si peu de véhicules que l’herbe et
les mousses arrivent à pousser sur le bitume. Il y a si peu de maisons ou de
fermes que lorsqu'on y fait malgré tout une rencontre, celle-ci peut se finir en
invitation à prendre un café ou partager un repas. Ce sont, bien sûr, celles que je recherche...
Entre Fresnay et Conlie, la
campagne est assez peu peuplée. Très peu de maisons. Alors, lorsque quelqu'un
vous interpelle depuis sa fenêtre ouverte pour vous demander si tout va bien,
vous vous arrêtez. Ce couple de retraités parisiens a acheté une masure voici
36 ans. Ils l'ont entièrement retapée pour en faire une coquette petite maison. Lui, cultive son jardin, ce qui l'aide à oublier les turpitudes parisiennes vécues lorsqu’il travaillait aux Champs Elysées. Elle, cuisine et
profite du cadre agréable de leur coin de nature. Ils me font visiter leur jardin et nous finissons la discussion assis autour d'une bonne bière. Bonne mais pas très recommandée pour marcher ; j'ai un peu de mal à retrouver la juste cadence !
Neuvillalais.
Son église
comporte un clocher qui sert de point géodésique pour calculer avec précision
les données nécessaires à l'établissement des méridiens. Un panneau pédagogique
très bien fait donne des renseignements utiles. C’est à cet endroit que je
retrouve les amis Jean-Luc et Françoise. Ils vont me tenir compagnie pendant deux
jours. Alors, nous filons vers Conlie pour nous installer au camping municipal et papoter à loisir.
47° 40’ Voies publiques, Voies privées.
Aujourd’hui, je marche dans le
Maine et Loire. Au programme : petites routes grises et forêts épaisses Direction
Lasse, petite commune maintenant rattachée à Noyant. J’attendais de passer dans
cette petite commune depuis longtemps : un superbe marqueur du méridien
est érigé au bord de la Nationale 766. Nous y passons très souvent en famille lorsque nous voyageons vers Nantes ou la
Bretagne. C’est « notre » marqueur. Sur la commune, deux grosses entreprises
sont implantées, dont La Salamandre, une usine de recyclage énorme, propriété
du groupe Véolia. C’est un agriculteur auquel je demandais l'état d'un chemin
qui me l'a dit. Ceci expliquerait l’importance et la beauté de ce monument qui
a coûté 7000€. Je le classe parmi les cinq plus beaux monuments consacrés au
méridien. Il paraît que la commune a aussi financé la construction de la salle
des fêtes, sans recourir à des prêts bancaires. À Lasse la mairie est close.
Mais je trouve à proximité un habitant intéressé par mon histoire et celle de
sa commune. Il me prend en photo et enregistre l’adresse de mon blog avec l’idée
de proposer un article pour le journal communal.
Je repars et pénètre bientôt dans une forêt où un panneau indique: « forêt domaniale ».
La forêt domaniale devient totalement privée au bout de quelques centaines de
mètres… Trop tard; j’enjambe les chaînes et les troncs d’arbres mis en
travers des chemins. Lorsque je ressors de la forêt trois quarts d’heures plus
tard, je tombe sur le propriétaire qui me demande d’un air narquois si je me
suis perdu : « Mais pas du tout, monsieur, bien que n'étant
jamais passé par là… » lui dis-je… Il se lance alors dans un petit
discours dont le thème semble être : « domaine public où
domaine privé, quels sont les droits de chacun et qui doit les entretenir ? »
J’ai un petit avis là-dessus mais ne lui en fais pas part, parce qu’il faudrait
commencer par lui dire que ses chemins à lui sont moins bien entretenus que
dans la partie publique et qu’il vient de me confier qu’il les avait rachetés
parce que les communes ne voulaient plus financer les coûts de nettoyage… Je
repars donc sans polémique sur une petite route toute nette, suivie d'un chemin blanc parfait sans trous ni
ornières, vers un hameau situé sur le méridien.
47°24'C’est jour de Loire !
À l’heure ou le ciel s’embrase, nous nous rendons sur la rive nord de la Loire. Manick est venue, nos amis
Pierre et Béa aussi, avec un canoë perché sur le toit de leur voiture. Nous
repérons un endroit adéquat pour mettre le canoë à l’eau demain matin. Le
paysage s’ouvre à 180° avec les clochers de Vouzay et de Parney face à nous.
Demain je traverse la Loire !
Croyez-moi, il n’y a pas de plus
grand bonheur que de se retrouver entre amis sur la rive d’un fleuve dont les
eaux brillent comme 1000 diamants. Nous y ajoutons quelques touches de couleurs :
le vert d'un canoë traditionnel et les deux extrémités oranges de nos pagaies.
Nos pieds pénètrent dans l’eau transparente, nos corps s’assoient au fond de l’embarcation,
nos bras s’agitent à droite et à gauche. L’embarcation file en diagonale,
contourne un banc de sable, racle quelques fonds de gravier, évite de se perdre
du mauvais côté d’une île. L’autre rive est vite trouvée. Nous serions bien
restés jouer encore un peu avec les courants. Mais deux journalistes nous
attendent déjà. Ils sont venus voir un énergumène qui se balade de toutes les
façons possibles sur le méridien de Greenwich…
Je viens d’entrer dans le
département de la Vienne. Ici les chemins ne sont faits que pour desservir les
champs et leurs cultures. Je me revois un mois plus tôt, lorsque je parcourais
les grandes étendues agricoles anglaises du Lincolnshire.
Ici, le déclin de la vie paysanne
atteint des profondeurs inégalées. Mis à part la commune des Trois Moutiers
qui conserve quatre ou cinq commerces, tous les villages sont absolument déserts. Il
arrive d’en traverser sans voir un seul humain, seulement un chat parfois, ou quelques
chiens hurleurs derrière des grilles rouillées. On compte les maisons en bon état.
Les autres perdent leurs ardoises, les huisseries pourrissent, les murs se
lézardent, les jardins se dessèchent. Qu'elle est triste cette campagne où seuls
quelques tracteurs animent au loin le paysage! Mes pieds souffrent sur la
dureté des chemins, mon âme souffre sous la chaleur qui revient.
Que reste-t-il de la nature
lorsqu’on y a enlevé ses arbres, ses haies et ses chemins ? Le Verdésert :
des étendues à perte de vue de cultures céréalières savamment choisie, sélectionnées,
boostées à coup d’engrais et d’insecticides. Aucun animal ne s’y aventure, ni
sauvage ni domestique, soit parce que la nourriture ne leur convient pas, soit
parce qu'on les y a chassés. Il ne reste que le vert des jeunes pousses de
printemps, clonées à des milliards d’exemplaires. On circule autour des champs
par de petites routes désertes dont l’asphalte fond sous le soleil. Aucune
ombre n'est possible. Parfois un petit miracle se produit : un accident de
terrain a empêché qu’on aille labourer au fond d’une dépression parcourue par
un petit cours d’eau. La Dive s’écoule secrètement, longée par un sentier. Quelques
centaines de mètres plus loin, le Verdésert réapparaît… J’ai attendu que le
soir arrive pour effacer ces images de tristesse par la joie de retrouver
quelques proches. Mes cousins et cousines m’attendent dans un petit camping.
Une soirée de quiétude bienheureuse autour d’un pique-nique et d’une bouteille
de rosé. Mon esprit se nettoie des spleens qui l’encombraient.
45°71' Douzat (Charentes)
J’ai vu mes premières vignes
produisant du Cognac ce matin. Parti en pleine forme sans aucun pansement aux deux
pieds, j’avale les kilomètres d’excellents chemins parfaitement entretenus qui serpentent
entre des cultures variées, des vignes et des bosquets. Des collines aux
courbes gracieuses, des maisons coquettes, un ciel garni de nuages gris et blancs,
une température idéale pour la marche. Une journée comme celle-ci on la savoure,
on la déguste des deux pieds, des deux oreilles aussi, car les oiseaux sont
comme moi, ils l’apprécient et le font savoir. Les bourgs sont vides mais pas
inhabités : c’est dans les vignes qu’on trouve du monde ; on y
travaille à contenir la croissance des jeunes pousses ; parfois en musique, en lançant un grand "bonjour!" aux marcheurs qui passent par là. J’arrive à
Douzat. Il est 16h30 et j'ai un choix à faire : poursuivre ma route
pendant deux heures, ou attendre Julien à qui j’ai donné rendez-vous sur un
terrain municipal. Il est temps de mettre en application la promesseque je m’étais faite pour les jours
suivants : marcher sans effort, profiter des soirées au bivouac, avancer
en randonneur bienheureux. Alors à tout à l’heure, Julien.
JULIEN :
Julien et François :
l'histoire de notre rencontre sur la petite commune de Douzat est peu banale.
Nous pensons tous les deux qu'elle était tout à fait improbable. Pour chacun de
nous, elle n'était même pas souhaitable. Pourtant, depuis quelques jours, nous
avons tout fait pour qu’elle ait lieu, après avoir passé un certain temps à
nous ignorer ! Des circonstances singulières, nous réunissent ici aujourd’hui
au kilomètre 402 du méridien, soit un peu plus de la moitié du parcours. Parce
que Julien parcourt le méridien de Greenwich dans sa partie française, de
Villers-sur-mer à Gavarnie. Il a choisi cet itinéraire parce qu’il pensait que
personne ne l’avait parcouru auparavant. Moi aussi ! Il est parti de
Villers le lendemain de mon départ au même endroit, sans connaître mon
existence ni mon projet. J’ai commencé moi aussi ma traversée de la France sans
connaître l’existence de Julien. Ainsi, nous sommes deux à être partis du même
endroit, à quelques heures près - une étape de différence - pour parcourir les
735 km du méridien en France alors que personne ne l’avait déjà fait ! La
coïncidence des faits avait été remarquée par un journaliste d’un quotidien
local, Le Maine Libre, informé de nos aventures, qui donna à chacun de nous le
moyen de pouvoir nous contacter. Autant dire que nous fûmes tous deux stupéfaits !
Et que nos premières intentions ne furent pas très coopératives. « Je vais
le bouffer tout cru ce petit vieux ! » se mit à penser Julien. « Il
n’aura pas ma peau ce petit jeunot ! » se persuada François. Julien
est jeune et sportif. Il a 20 ans, il
est rapide, courageux, déterminé. Motivé et généreux également : il veut à
la fois se lancer un défi personnel et médiatiser son parcours afin
de parler d'une association caritative, présidée par le père d'une enfant
polyhandicapée. Son objectif sportif est d’atteindre le Marboré à 3000 mètres, en une trentaine de jours, sans aucune
journée de repos, en ne dormant que sous sa tente. Mes règles à moi sont
légèrement différentes mais l’objectif principal dans la partie française
identique : atteindre le Marboré, en suivant le méridien par le chemin ou
la route la plus proche, mais sans contrainte de temps, en utilisant le bivouac
de façon principale mais pas exclusivement. Pour l’un, le défi d’une course
inédite. Pour l’autre, l’ouverture d’une voie pédestre encore inexistante.
Le
problème de Julien était que tant que j’étais devant il ne pouvait réaliser son
objectif. Le problème de François était que si Julien le doublait, il n’était plus
le créateur de cette nouvelle ligne. Pendant dix jours, du 14 au 24 mai, nous
marchâmes donc tous les deux au maximum de nos capacités. François, avec un sac
plus léger, ne s’arrêtant qu’une à deux fois par jour; Julien, marchant plus
rapidement, mais contraint à des pauses plus fréquentes. Il nous fallut tout ce
temps pour comprendre et évaluer ce que l’autre faisait et quelles étaient ses
possibilités. Au fur et à mesure s’installa une sorte de respect distancié.
Julien connaissait ma position chaque soir en consultant mon blog. Il me
transmit l’application qui me permettait de le localiser en direct. Nous
parcourûmes ainsi la moitié de la France jusqu’au village de Longré - kilomètre
372 - et son 46ème parallèle.
Julien devenait de plus en plus pressant et je le comprenais. J’étais pour ma
part de plus en plus rassuré : je venais d'ouvrir en tête la première partie de
l’itinéraire français, après avoir parcouru la partie anglaise et participé, avec
l’équipage de la Marajo, à l’ouverture de la partie maritime, de l’Angleterre à
la France. Il était temps d’accorder nos violons. De ne pas craquer
physiquement pour ma part et pour Julien d’entrer dans l’histoire de la
création pédestre du méridien de Greenwich.
Nous opérons notre jonction le 25 mai, sur un terrain municipal de la petite commune de Douzat et décidons de passer une nuit de bivouac en commun. En
guise de bonne intention, une photo commune, bras dessus bras dessous, pour la
postérité. Un échange de cadeaux de circonstance : un melon à partager tous
les deux pour ma part (c’est lourd un
melon porté toute une journée dans un sac à dos !), une balle de fusil percutée
et écrabouillée par un char de la part de Julien. Il l'avait ramassée en
traversant le camp militaire de Avon. Après avoir hésité, j'accepte ce cadeau, comprenant que cette balle est le symbole d’une
guerre qui n'a plus lieu d'être ! Un pacte est scellé au cours de la
discussion : François vient "d'ouvrir" la partie française du
méridien, Julien devient le premier « finisheur » du méridien, après avoir pris la tête sur la seconde partie. Pour ce qui est des Pyrénées, chacun choisira sa propre voie,
sachant que le guide pyrénéen Bruno Valcke a déjà créé cet itinéraire. Ainsi, du
Nord de l’Angleterre au sud de la France nous serons déjà cinq à avoir
travaillé sur une partie du méridien : Hilda, Graham, François, Julien,
Bruno et quatre supplémentaires pour la traversée de la Manche : Michel,
Frédéric, Charles, Didier. Je crois que cette histoire commence à devenir belle.
Julien vient d’y entrer.
Julien Lecomte et François, la rencontre. Le pacte.
Cette extrémité sud de la
Charente est assez accidentée. Des vallons et des collines un peu partout, le
paysage est varié, tout est beau. Les hameaux sont habités mais il n’y a aucun
service, aucun commerce, ici tout est trop petit. Je n'ai plus de produits
frais. C'est un petit miracle qui se produit lorsque je découvre une ferme
bio : je vais pouvoir manger des courgettes jaunes, des fèves, du pain bio
et boire du jus de pomme.
Ce soir je peine à trouver un
endroit où bivouaquer car je ne vois personne dans les maisons et décide d'éviter
les bois remplis de tiques. Un petit panneau bleu indique « Moscou » devant
une maison coincée entre une prairie et un joli jardin. J’entre. La
propriétaire des lieux m'explique que cette maison a jadis appartenu à l'un des
participants de la Campagne de Russie, sous Napoléon.
Ce matin, je suis parti de Moscou
sans avoir demandé le prénom de mon hôte. J’en suis à posteriori tout chagriné.
Alors pour moi, elle sera « Natalia », comme dans la chanson. Me
voyant préparer mon sac avant de partir, elle m’a donné de quoi faire un bon
pique-nique : œufs durs, fromage, abricots secs et un petit bol de fraises
des bois ramassées sur son terrain, que son ami le chevreuil a bien voulu lui laisser.
Je l’avais remarqué hier soir en arrivant : un chevreuil pas du tout
craintif, qui broutait tranquillement à une dizaine de mètres de la maison, sans
que les aller-venues ne l’effraient. Il se sent un peu chez lui ici, dans ce jardin sans clôture où on lui fait
signe d’entrer. Il répond en battant des paupières et en tournant ses oreilles.
Cette nuit, il est venu pousser quelques cris près de ma tente. Il ne se risquerait
jamais à aller faire ça du côté de la ferme des chasseurs.
Aujourd’hui, c’est par une
succession de petites routes que je passe de la rivière l'Isle à la Dordogne, au pont de Castillon-la-Bataille. Entre-temps, on franchit l’autoroute
A89. Immédiatement après, légèrement sur la droite, se trouve le point de jonction
du méridien de Greenwich avec le 45ème parallèle. On trouve dans
certaines communes des repères matérialisant le méridien 0°. Mais aucun
n'indique le franchissement d’un parallèle. Moi qui avais pris comme un jeu la
recherche de tous les points de jonction des parallèles avec la longitude 0°, depuis le nord de l’Angleterre, me voici quelque peu ébahi : deux panneaux
fléchés mènent à un poteau scellé dans le sol. Il matérialise le
croisement du 45ème parallèle avec la longitude 0°. Encore plus
surprenant : un écriteau explique que le site est géré par une association "Greenwich - 45" dont le numéro de téléphone est donné. Moi qui m’étais
imaginé membre d’un institut virtuel de Géolocalisation - « IGG » - me
voici en train d’appeler le président d’une véritable association consacrée à
un parallèle. Certes ce n’est pas n’importe lequel : il s’agit tout de
même du centre géographique de tout l’hémisphère nord. Le milieu exactement
entre le pôle nord et l’équateur. Après tout, ce n’est pas stupide :
Greenwich est la capitale de la longitude 0°. Son Observatoire Royal reçoit la visite de plus de 800 000 visiteurs chaque année. Les agences de voyages y
emmènent les touristes par bus entiers. La petite commune de Puynormand pourrait
bien être, elle aussi,la capitale
géographique de l’hémisphère nord! C’est exactement ce qu'a imaginé André
Stanghellini, qui m'invite aussitôt à le rencontrer chez lui, deux kilomètres plus
loin. Il me reçoit avec sa femme Marie-José. Nous allons passer trois heures ensemble
à discuter de nos idées et aventures respectives autour d’un déjeuner auquel je
suis convié. L’association compte trois adhérents, dont André, le président. N’étant
pas d’ici, je propose d’être le 3ème et demie… Humour mis à part, il y
a quelque chose de réellement sensé, réfléchi et documenté, dans la démarche d’André.
Il s’est adjoint les conseils scientifiques d’un géographe, responsable de l’association
d’astronomie de Bordeaux, et du vice-président de la société d’astronomie
nationale. André a vu les choses en grand, très grand. Un peu trop au goût des
décideurs politiques, administratifs et financiers. La Chambre de Commerce, la
société autoroutière, l’IGN, la Communauté de communes, tous ont jugé exagéré d’ériger
un monument, prévoir un parking, installer des panneaux pédagogiques,
construire un bâtiment pour accueillir visiteurs et élèves venus prendre une
leçon en plein air… J’ai regardé la petite maquette en carton qu’ André avait
imaginé faire installer sur le site, en taille honorable : j’ai tout de
suite pensé à une œuvre d’art : un stabile d’Alexander Calder avec deux flèches élancées vers l’espace, croisées à angle droit. André ne pense pas
seulement à éduquer et instruire, il donne aussi une dimension artistique à sa
démarche. Une alliance de la poésie et des sciences. Sans doute a-t-il appris à
raisonner ainsi au cours de sa vie professionnelle, à parcourir le monde de la
Polynésie à l’Afrique. Ancien élève de l’Ecole de Santé Navale de Bordeaux, il a passé 25 ans de sa vie en Afrique au titre de la Coopération pour lutter contre les maladies endémiques comme la lèpre, la bilharziose et surtout la maladie du sommeil.Une vie passée à connaître la géographie mondiale
et pourvoir aux nécessités humaines. Alors moi, modeste globe-trotteur et
éducateur de métier, je ne peux que le comprendre et espérer que son rêve
devienne réalité. Se trouvera-t-il un jour des élus, journalistes, écrivains,
entrepreneurs, financeurs suffisamment persuasifs et convaincus pour traduire
tout cela sur le terrain ? Pensez-vous qu'il fut inutile de financer des
vies entières d'astronomes et géographes qui passèrent leur temps à mesurer la
distance entre les étoiles et la Terre ? Et qu’il serait inutile de l’expliquer
en un lieu aussi symbolique que réel à Puynormand ? J’ai promis à André de
lui envoyer mes photos des autres points de croisement des parallèles avec le
méridien de Greenwich. Sait-ton jamais ? Peut être auront-elles un jour
une petite place dans le grand centre d’interprétation pédagogique voulu par
André ? Merci André et Marie-José pour ces quelques heures de bonne
compréhension !
44° 67’ l'Entre-Deux-Mers.
Entre la Dordogne et la Garonne se trouve
l'Entre-Deux-Mers, dans le département de la Gironde. Les vignes poussent sur
les pentes d’un pays légèrement vallonné. À priori, il semble un peu bizarre de
nommer ainsi une région située entre deux fleuves. Maintenant, je le comprends
vraiment : venez marcher quelques heures seulement sur les routes et
chemins qui séparent où relient les parcelles et domaines viticoles. Au bout
d'un moment, vous aurez l'impression de naviguer sur la Mer des Vignes. Les
vertes ondulations du paysage ressemblent aux vagues de l’océan. Parfois, un
bosquet, un cyprès ou la tour d’un château simulent un paquebot, un voilier, un
phare situé sur l’horizon. Marcher vers le sud revient à tenir le cap. Parfois, on se trompe de quelques degrés. C’est ce qui m’est arrivé lorsque je suis
arrivé à Soussac, dans la propriété d’un vigneron. Il ne m’en a pas tenu rigueur,
au contraire. Il en a profité pour me prouver que la mer des vignes était bien
liquide. De la couleur verte, on pouvait passer à la couleur blanche d’un breuvage
aux saveurs aussi bien minérales que marines… Il s’est douté qu’en repartant, il
faudrait me montrer la voie à suivre ; alors, il me l’a montrée, là-bas, à
l’horizon. Sans oublier de me mettre « une fillette » dans le sac à
dos, pour étancher ma soif. « Bons vents! » Ai-je cru l’entendre
dire…
43° 23’ Au pays des Landes.
De Romestaing à Sauméjan, les chemins sont sablonneux. Il y pousse les pins des Landes, quelques variétés de chênes et des fougères, partout. Elles envahissent les sous-bois, les parcelles déboisées, les chemins… Après la Mer des Vignes de l’Entre-Deux-Mers, me voici dans la Mer des fougères du pays des Landes. Je chasse deux tiques qui circulent sur l’un de mes bras et espère qu'aucune autre ne viendra s'immiscer dans les replis de mon corps. Je finis par trouver de belles allées bien entretenues ; mon pas s’accélère. De temps à autres, une ferme forestière. Elles sont généralement occupées par des personnes dont on devine qu'elles ont trouvé là un mode de vie atypique, légèrement reclus et partiellement autarcique. Dans l’une d’elles, on m’offre un café, on m’indique quels chemins suivre de préférence, en fonction de leur état. Au bord de l’un d’eux se promène une tortue d’Hermann. Je n’en avais jamais vu en liberté et prends un peu de temps à rester en son compagnie. A Sauméjan, petit bourg forestier, le tonnerre gronde, l'orage menace. La mairesse m’indique le terrain attenant à l'église : j'y serai à l'abri… du paratonnerre. Tout près de là, se trouve un petit centre appartenant la Ligue de l’Enseignement. Ce soir, il s’y trouve trois éducateurs et cinq jeunes qu'ils encadrent. Ils viennent à ma rencontre près de ma tente : ils savent qui je suis. Julien est passé ici deux nuits auparavant et leur a parlé de moi. Ils m’invitent à dîner avec eux pour manger une poule au riz, cuisinée selon une recette africaine par la cuisinière du groupe. En toute simplicité et véritable hospitalité. Bravo à eux tous et grand merci.
Un article du journal " Le Républicain " (Lot et Garonne) :
Ce fut une des plus longues journées de marche, une des plus fatigantes, celle où je me suis le plus inquiété du choix des chemins, celle où j'eus le plus soif, la seule où l’ennui est venu me prendre. La fatigue aussi. J’ai passé toute la journée dans cette partie de la forêt des Landes. Des chemins verts pas fauchés, remplis de fougères qui montent jusqu’aux épaules. Des pistes carrossables sur des kilomètres de lignes droites. Des plantations de pins sur des milliers d’hectares. Des kilomètres de grillages hauts de trois mètres pour empêcher les pins de se sauver. À moins que ça ne soit pour les chevreuils et autres gibiers. On les chasse, enfermés dans des enclos ! Les randonneurs et autres passants sont priés de se détourner de quelques milliers de mètres. Mais pourquoi réserver tant de forêts à l’usage exclusif de quelques riches pratiquants ? J’ai marché toute la journée sans croiser une seule maison habitée. J’ai vu des chevreuils mais aucun humain. Je n’ai pas prononcé une seule phrase et n'ai jamais pu demander d’eau. Rien d'autre que la forêt, ou les plantations mécanisées de pins alignés à la queue leu leu. Alors, j’ai marché jusqu'à ce que j’en trouve, de 9h30 à Sauméjan jusqu'à 19h30 au nord de Gabarret : dans une petite maison isolée, juste après la réapparition de premières cultures agricoles. Il était temps. Une autre maison est abandonnée : j’utilise sa prairie fleurie pour y installer ma tente.
43°10’ Au pied
des Pyrénées.
Ibos et sa place centrale :
la boulangerie, le café- restaurant, la mairie. En ce jour du premier tour des
élections législatives, Monsieur le maire tient son bureau de vote. Alors je me
présente à lui, car Ibos est une commune qui s’intéresse à l’histoire du méridien
qui la traverse. Je repars en ayant décidé de ne plus suivre le GR 101 pour
aller à Lourdes. Ce dernier fait d’inutiles détours qui ajoutent des kilomètres, sans s’approcher du méridien. Je trouve des petites routes et des pistes dont l’une
longe l’aérodrome de Tarbes et ses ateliers de maintenance. On passe au ras des
Boeings et Airbus, avec le Pic du Midi de Bigorre en arrière-plan. Passage de l’autoroute
des Pyrénées puis de la Nationale 21. J’arrive à Lourdes. Le panneau d'entrée
de ville marque pour moi la fin de la création de l'itinéraire français. Un
nouvel objectif est atteint.
Lourdes. J’ai passé la journée à
me projeter vers mes prochaines étapes : mémoriser la cartographie et ses
reliefs, tenter d’imaginer la nature du terrain dans les parties les plus
sauvages et exposées. J’ai passé une bonne dizaine d’appels téléphoniques et
rendu visite aux magasins de sports de montagne, office de tourisme, bureau des
guides, PGHM, service météo, sans oublier Julien, sur place là-bas à Gavarnie.
17 heures : je m'interroge encore à propos d’un passage-clé, situé entre Hautacam et Luz-Saint-Sauveur.
17h30 : Bruno arrive au rendez-vous que nous nous étions fixé depuis deux
jours ; il me rassure au sujet de ma dernière hésitation. Je partirai
demain matin.
Bruno Valcke :
Bruno est le créateur de l’itinéraire
pyrénéen du méridien de Greenwich : de Lourdes, où il habite, à Alquézar,
en Espagne. Accompagnateur de montagne professionnel, il guide ses clients,
élèves et futurs professionnels des métiers de montagne, à pied ou à VTT un peu
partout dans le massif. Il travaille notamment comme formateur pour le CREPS de
Toulouse. Il sait aussi écrire, photographier, concevoir des ouvrages qui vous
incitent à découvrir « ses inventions ». Son magnifique topo-livre « Pyrénées, Longitude 0° » devrait figurer à la même place que « Trans-Pyr",
livre qui décrit la traversée du massif dans son autre dimension :
est-ouest. J’ai posé à Bruno la question qu’on me pose parfois à moi-même :
« Pourquoi cette voie ? Comment y as-tu songé ? » Il n’est pas
comme moi Bruno, il a une réponse qu’il sait argumenter. Il ne se contente pas
d'un simple « Parce qu'elle est là », comme je le dis parfois un peu bêtement.
Il donne deux explications : son habitude à observer les cartes
géographiques lui fit observer ce curieux alignement de sites remarquables et
célèbres : Lourdes, Hautacam, Luz-Saint-Sauveur, Gavarnie, sommets du Marboré
et du Mont-Perdu, Alquézar…! Tous à proximité immédiate du méridien de
Greenwich, qui croise d’une façon quasi parfaite l’axe est-ouest des Pyrénées.
Là, il a pensé comme moi Bruno : pourquoi personne n'a-t-il jamais relié
tous ces sites par un itinéraire ? Bruno l’a fait. Cinq années à
prospecter, marcher, dessiner, écrire, décrire les chemins, difficultés et passages
inconnus. Il me fait part d’une seconde explication à caractère historique :
les traversées d’est en ouest sont des inventions récentes, liées aux besoins
modernes d’évasion, défis physiques, loisirs sportifs. Il en est ainsi des
parcours, balisés ou non : GR 10, GR 12, HRP… Les traversées nord-sud et vice-versa
sont quant à elles chargées d'histoire et de vécus quotidiens : commerce, transhumances,
conflits frontaliers, invasions, fuites et migrations. Créer une voie nord-sud fait
référence à toutes ces histoires, grandes ou petites, qui mettent en relation les
hommes de contrées différentes. De ce point de vue, Bruno et moi voyons les
choses de façon identique. En parlant ainsi, il s’associe comme montagnard aux
marins, marcheurs et passionnés qui se sont retrouvés depuis plus de deux mois
sur ce méridien…
42°93’ La cabane pastorale.
La matinée est belle, je démarre
à 7 heures par une belle lumière et une bonne température. Deux petites heures
de sentiers faciles pour atteindre le col de Tramassel, tout en haut de la
station de Hautacam. C’est dans ce secteur, un peu avant, que passe le 43ème
parallèle. Il s’y trouve aujourd’hui un couple, venu en 4X4 aménagé, pour passer
la nuit. Je les prends au saut du lit pour leur demander de remplir mes
bouteilles, dont le niveau ne me permettrait pas de tenir plus d'une heure. Me
voici enfin rassuré car la température monte lentement mais sûrement. Je
ralentis mon pas afin de ne pas trop transpirer et perdre mes forces, comme ce
fut le cas hier. Le lac d’Isaby est magnifique. Quelques randonneurs sont venus
y passer la journée. A partir de là, l'itinéraire se fait très sauvage, pas très
évident ; deux ou trois névés sympathiques subsistent sous la hourquette
de Bo, qui m’avait tant inquiété. En fait, tout se passe bien, mis à part la raideur de la pente dans la partie finale du col qui culmine à 2150 mètres. Je
passe beaucoup de temps à descendre le versant sud car il n’y a pas de chemins,
seulement des traces de brebis en tous sens. Le GPS et la trace de Bruno sont d’une
aide précieuse. 17 heures : la cabane pastorale du ruisseau de Plaa est occupée
par une bergère : Tyto.
Tyto m'informe qu’une pièce permet d’accueillir
des randonneurs de passage. Deux lits dans une pièce où est stocké du matériel,
du sel et l'alimentation pour les chiens. Un point d’eau dehors. Le tout est
fonctionnel et récemment réhabilité. Je m’installe pendant que Tyto rassemble
ses brebis pour leur prodiguer quelques soins. C’est sa seconde saison ; l’an
dernier, elle était dans les Alpes. Elle s’est reconvertie après avoir travaillé
dans les métiers liés à l’environnement, mais un peu trop derrière des bureaux
à son goût. Elle se définit comme « nomade », d’ailleurs elle a passé
quelques années à bourlinguer ainsi. Jurassienne, elle vit près de la nature et
a emmené avec elle son chat, sa chienne et son chiot. Les éleveurs qui lui ont
confié leurs brebis ont rajouté l’âne et quelques poules. Elle est venue ici
pour quatre mois et demi jusqu’à fin
octobre. Pour l’instant, elle n’a que 200 brebis, mais dans quinze jours elles
seront 700. Elle est heureuse de se retrouver un peu seule ici et espère ne pas
voir passer trop de promeneurs. Mais je crois que, lorsque je lui ai dit que j'étais
parti de chez moi depuis plus de deux mois, elle a pensé que nous avions sans doute un ou deux points communs.
Au petit matin, c'est avec regret
que je quitte cette jolie cabane pastorale et son occupante hospitalière. Je
traverse le torrent qui semble surgir d’une bouche géante surmontée d’un gros névé
blanc. Lorsque je me retourne en gravissant la première pente sur la face
opposée, je trouve ce vallon verdoyant et secret encore plus beau qu’en y
arrivant. Cette petite cabane avec son toit en pelouse y apporte un petit grain
de vie précieuse.
La pente est longue, elle est soutenue sur la
fin, comme souvent sur les cols pyrénéens. On ne bascule pas de l’autre côté :
il faut suivre une crête rocheuse sur la droite, sauvage et exigeante; on y
avance avec respect et prudence, saisissant par moments les rochers, comme on s’accrocherait
à la crinière d’un cheval. Nous sommes à 2300 mètres d’altitude et le Soum de Nère
tout proche donne l'impression d'un géant qui surveille tous mes gestes et
comportements. Finalement, on prend pied sur une pente couverte de bruyères et
myrtilliers, de plantes odorantes et d’herbes traîtresses. Je ne parle pas des
pelouses fleuries où le pied se pose sans aucune crainte. Mais de ces herbes
luisantes et raides, hautes d’une
vingtaine de centimètres, qui se courbent dans le sens de la pente où vos pieds
vont déraper… Je préfère de beaucoup les rochers d’une crête vertigineuse à ces
herbes savonnées posées sur un toboggan. Enfin la pente s’adoucit, un filet d’eau
coule dans une auge placée près d’une cabane en pierre. On retrouve une vraie
trace, puis un vrai chemin, les lacets s’enchaînent, les premiers arbres
apparaissent. Luz-Saint-Sauveur se dévoile tout en bas.
42°87’ – 00°000’ Luz-Saint-Sauveur.
Je passe trois journées complètes
à Luz-Saint-Sauveur. La première pour me reposer complètement, les deux autres
pour me nourrir, changer mes bâtons de marche qui ont la fâcheuse tendance à se
tordre entre les rochers et acheter une troisième paire de chaussures, aux
semelles un peu plus rigides. Luz est une ville-étape : pour les coureurs
cyclistes du Tour de France qui gravissent régulièrement les cols du Tourmalet
et de Hautacam, pour les cyclistes venus les imiter, pour les randonneurs du GR
10 et autres chemins, pour les curistes de la station thermale et les touristes de toutes nations qui séjournent dans les hôtels ou campings. J’ai choisi le mien, le camping Toy, parce qu’il se situe en
centre-ville, ce qui facilite mes déplacements. Je ne savais pas que le
méridien y passait en son milieu. J’ai choisi l’emplacement numéro 52 pour y
être à l’ombre, assez proche des sanitaires et parce qu’il était assez plat. Je
ne savais pas que le méridien y passait exactement. Nous avons vérifié ensemble
avec le propriétaire du camping. C’est ici qu’il avait aussi installé Julien en
début de semaine. Du coup il est fortement probable que cet emplacement porte à
l’avenir le nom de « Greenwich » en plus de son numéro… Je ne savais
pas non plus que c’est ici que je retrouverais Jean-Paul, venu me rendre
visite alors qu’il voyageait dans les Pyrénées.
Jean-Paul est l’un de mes anciens collègues
enseignants Indre-et-Loire que je n’avais pas revu depuis de très nombreuses
années. Nous avions néanmoins gardé des liens fidèles grâce à nos réseaux
sociaux et une certaine proximité d'esprit. Certains mots nous ont tous les deux
conduits à fréquenter des associations différentes mais complémentaires : « laïcité,
éducation, solidarité, entraide, militantisme… » ; ces mots font
partie de notre vocabulaire commun. Son passé de montagnard confirmé complète au plan physique l'engagement dont il fait preuve. Il n’y a pas de
hasard dans ces rencontres méridiennes.
Anaïs. Elle se marre Anaïs, installée en
train de lire un livre ouvert sur ses genoux : « De mon canapé à la course la plus dure au monde » ; tel est le titre. Forcément, ça donne envie
d'en savoir plus, d'en parler aussi. Et comme c’est l’heure de dîner, nous
faisons table commune. De nouveau le lendemain midi. Courir c’est ce qu’elle
fait, Anaïs : elle court dès que son métier de kiné lui en laisse quelques
possibilités. Elle marche et elle court. Dans les montagnes françaises, Alpes, Pyrénées,
Massif Central ; mais aussi au Népal, en Écosse, aux États-Unis où elle a suivi
l’itinéraire du Pacific Crest Trail, en Suède prochainement sur la « Kungsleden »
lorsque celle-ci sera encore enneigée… Elle aime aussi bien les rencontres
impromptues que les bivouacs isolés, elle est joyeuse, passionnée et rêve de
partager ces bouts de monde en devenant accompagnatrice de montagne. Elle écrit
aussi. Des notes de voyages qu'elle transformera un jour en livre. Sans doute
nous retrouverons-nous un jour lors d'un bivouac ou quelque part sur un chemin.
Il n’y a décidément plus de hasard dans mes rencontres méridiennes…
42°72' - 00°00' Quel cirque !
Gavarnie. Ce méridien est exigeant. Il a choisi parmi les plus belles plages de Normandie pour pénétrer en France, il lui faut l'un des plus célèbres sites de montagne pour en ressortir. En arrivant par les chemins de randonnée depuis le plateau de Saugué, la vue découvre un arc géant fait de roches, de neiges et d'eaux chutant dans un écrin de verdure. Le dernier monument français dédié au méridien se trouve à l'entrée du village de Gavarnie. Il faudrait un jour qu'on y fixe un cordon qui s'élèverait jusqu'au sommet du cirque là-haut sur L'épaule du Marboré. L'effet serait saisissant, surtout s'il venait à l'idée d'un funambule d'animer ce cirque.
42°68’ – 00°000’ :L'EPAULE du Marboré.
C’est le jour du grand
rendez-vous. Une rencontre programmée en altitude à 2560 mètres au refuge de la
Brèche de Roland. On l’appelle aussi le refuge des Sarradets. Voici plusieurs
jours que Marie et Henri Bolzon ainsi
que Laurent, se préparent à venir me retrouver ici, dans le but de
constituer une cordée qui effectuera la dernière étape de la partie française
du méridien. La plus haute et la plus prestigieuse puisqu’elle passe par la
Brèche de Roland, suit la crête sommitale du Cirque de Gavarnie, pour atteindre
l’altitude de 3073 mètres sur l’épaule du Marboré. Une affaire de montagnards,
sous la conduite d’Henri, venu apporter ses compétences d’alpiniste du CAF Touraine.
Nous montons au refuge par deux voies différentes. Eux par le Col des Tentes et
Port Boucharo, moi par Gavarnie et la vallée des Pouey d’Aspé. Nous savons que
la météo sera bonne ce mardi, mais seulement pour une période de deux jours. Alors, il nous a fallu accepter de monter au
refuge par un temps plutôt désagréable. Un ciel de traîne après des journées et
des nuits de perturbations et d'orages. La nuit précédente, un déluge s’était
encore abattu sur le Cirque de Gavarnie. L’orage grondait encore à 5 heures du matin
et le Gave de Pau avait grossi d’un mètre de hauteur. Même en évitant de monter
par les Echelles des Sarradets, très dangereuses par temps de pluie, je n’en mène
pas large en montant seul par les chemins, sous la bruine et les brumes, sur
les pierres humides et les torrents en furie qu’il faut traverser. Rien de
vraiment difficile, mais tout cela dans une ambiance à congeler tous les
diables de l’enfer. La dernière heure est agrémentée d'une pluie de grésil et
d'un passage sous les trombes d’eau d'une cascade. Lorsqu’ils arrivent à leur
tour au refuge je suis bien content de pouvoir retrouver des amis, venus
m'apporter aide et chaleur humaine. Mais au fond de moi il y a une petite
angoisse : celle de ne pas réussir la journée du lendemain.
SOUS l’Épaule du Marboré :
Elle a bien commencé cette
journée : ambiance feutrée dans le refuge lorsque nous prenons notre
petit-déjeuner à l’heure où tout le monde dort encore. Nous partons avant le
lever du soleil pour gravir la Brèche de Roland. Elle s'illumine au moment où
nous nous apprêtons à la franchir, le
ciel est d’un bleu limpide. Sur le versant espagnol on longe la crête sommitale
du Cirque de Gavarnie par un passage très étroit où il faut parfois tenir le
rocher à la main. Une portion est équipée de chaînes, d’autres sont entrecoupés
de nombreux névés « bétons » durcis par le regel nocturne. Nous chaussons
nos crampons à plusieurs reprises. Nous passons sous le sommet du Casque puis
celui de La Tour. L’itinéraire n’est pas visible, nous avons maintenant le
choix entre une escalade de quelques dizaines de mètres qui mènent sur la crête
ou un névé légèrement plus bas qui nous permet de suivre la barre rocheuse
par-dessous. Nous choisissons le névé, agréable à parcourir avec nos crampons.
Après quelques temps, nos quelques dizaines de mètres d'écart deviennent plus de
300 mètres. L’itinéraire passe là-haut, nous n'arrivons plus à le rejoindre. Les
heures ont passé, il faut laisser le temps à Laurent et Henri de revenir vers
le refuge des Sarradets où Marie les attend. Je continue pour ma part mon
parcours en descendant en oblique dans la direction du refuge espagnol de Goriz.
Ceci me permet de croiser le méridien lorsque je passe à l’aplomb de l’Epaule
du Marboré. Mais je suis au-dessous et mon objectif du sommet n'est pas atteint
ce soir. Je bivouaque près du refuge de Goriz. J’y resterai deux nuits. Demain
matin je remonterai là-haut.
SUR l’Epaule du Marboré, 3073 m : BUT!
Il aura fallu m’y reprendre à deux fois pour atteindre mon but. C’est un peu
comme si l’attaquant d’une équipe de football voyait son ballon rebondir sur la
barre transversale et qu’il devait shooter une seconde fois pour marquer. Marquer,
c’est ce que j’ai fait sur mon GPS pour planter un petit drapeau à
l’intersection exacte du méridien et de la frontière franco-espagnole. C’est
aussi le point le plus haut de la longitude 0 degré entre le Pôle-Nord et le
Pôle-Sud. Le point qui a exigé de moi le plus d’efforts et de patience, de
réflexion et d’obstination. Hier, le méridien n’a pas voulu que j’atteigne son
sanctuaire. Il m’a empêché de fêter l’arrivée au sommet dans la joie d’une
cordée. Il m'a maintenu au-dessous de lui pour me faire comprendre que je ne l'aurais
pas si facilement. Alors ce matin, lorsque je suis arrivé sur la ligne de crête devenue
horizontale, je me suis mis à courir sur les cent derniers mètres pour attraper
l’épaule de ce méridien à deux mains, de peur qu’il ne m’échappe. « Marboré,
je te tiens »! Et puis, un peu rancunier, j'ai pris une petite revanche
sur lui : il y a près de lui un petit pic, de 20 mètres seulement
supérieur à l'Epaule. Je me suis fait une joie de le gravir, juste pour aller
photographier l’Epaule, vue de dessus… « Tu vois, Méridien, aujourd’hui
c’est moi qui suis au-dessus de toi ! » lui ai-je dit. Ça m'a fait un
bien fou. J’ai profité du seul endroit où je pouvais téléphoner - le sommet - pour
partager ma joie avec Manick. Puis j’ai pris tout mon temps pour savourer la
descente : les paysages sous le beau temps et mon esprit bienheureux. J’ai
photographié le canyon d’Ordesa, le Mont-Perdu un peu plus haut un peu plus
loin, et le Cirque de Gavarnie, terriblement proche tout en bas sous mes pieds.
* * * L'ESPAGNE * * *
42°48’ – 0°00’ Sauvage.
Le GR 11 passe à Nérin non loin
du canyon d’Ordesa. On le suit quelques centaines de mètres. Je le quitte par
des pentes de terres friables lavées par les pluies, dépourvues de végétation.
Il faut descendre, franchir une petite route et un torrent avant de gravir les
collines qui se trouvent en face. Un aplomb de 3 à 4 mètres domine la route. Je
lance mes bâtons en bas pour désescalader plus à l’aise, en posant les pieds sur
les pierres les plus grosses… qui se détachent l’une après l’autre. Un bloc de 5 à 6 kilos choisit de tomber sur l’un
de mes bâtons tout neufs. Ils se tord de douleur sous le choc! Les pentes à
remonter de l’autre côté sont au contraire garnies d’une végétation très dense.
Des pins et des buis, des genévriers et des aubépines, des ajoncs et des
ronces. Ça pique et je ne vois plus le chemin. Alors, je me fie à mon GPS que je
consulte tous les dix mètres. Dix mètres, c'est la distance qui me sépare du
sommet d'une petite bosse. Derrière elle surgit une tête poilue, flanquée de deux
jolies défenses bien courbées, signe d’un bel âge. Nous sommes tous les deux stupéfaits et marquons chacun un arrêt
brutal, les yeux dans les yeux… Je ne sais pas si c’est ma tête ou mes bâtons
qui firent le plus peur au sanglier. Mais c’est lui qui détala le premier à
toute vitesse, en poussant des grognements. Je ne sais pas non plus si c'est cet
événement qui perturba violemment mes intestins
: il fallut que je pose mon sac une minute après sa rencontre et que je
m’accroupisse, avec l’angoisse de voir réapparaitre la bête au moment où j'étais
en fâcheuse posture ! Là, je me suis dit que j'approchais les profondeurs
de la vie sauvage et que je fréquentais des lieux où les hommes ne vont plus
depuis trop longtemps. Il faut néanmoins continuer à monter sous la chaleur qui
me fait transpirer, supporter les égratignures qui saignent et les tiques qui
se baladent sur ma peau luisante. Je vous assure que pendant ces heures de
marche là, l’esprit n'est pas occupé à « penser et réfléchir » comme l’affirment
certains… Il faudrait qu’un jour on retrace ce sentier et ceux que les
habitants des villages utilisaient autrefois pour relier leurs vies.
Heureusement, je finis par retrouver de vrais chemins. En ce qui concerne les villages, ils
sont morts, inhabités, ruinés par des décennies de bouleversements historiques
et économiques. A l'exception d'un : Puyuelo.
Puyuelo.
Puyuelo est sur le versant sud
des « collines sauvages ». Ce versant ci a tout ce qu’il faut pour
ravir le promeneur de passage. De jolis chemins, dont l’un vient d’être balisé
en GR, le GR 268. Un autre est balisé à l’usage des vététistes. Un long « single »,
à la fois technique et roulant, que j’aimerais bien parcourir avec mes amis
Tourangeaux amoureux du « Vélo De Montagne ». Il y a aussi un
canyon : une gorge étroite parcourue par un torrent et un chemin que l’on
descend, tous les sens en éveil : les yeux s’émerveillent de chaque élément
naturel, les oreilles apprécient la petite musique de l’eau qui s’écoule, le
nez perçoit les odeurs minérales de la roche mélangées à celles des fleurs
épanouies. La peau, protégée des rayonnements directs du soleil, ressent une fraîcheur
agréable. Une beauté sauvage.
Le chemin perd en altitude, en suivant une
crête qui descend vers la vallée creusée par la rivière. Une rivière qui fit
vivre et prospérer de nombreux villages pendant des centaines d'années, sans
doute davantage. Elle fut aussi la cause de leur disparition. Franco, le
dictateur qui assassina la République et ses citoyens, se mit aussi en tête,
avec l'imagination de grands ingénieurs, d'engloutir tout le fond de vallée en
érigeant un barrage. On condamna plusieurs dizaines de villages, les habitants
furent expulsés, leurs maisons restèrent inoccupées, ouvertes aux intempéries,
la terre devint propriété de l’État. Le barrage ne fut jamais construit. Les
toitures s’effondrèrent, les murs se lézardèrent, les cultures devinrent des
broussailles. Mais à Puyuelo, depuis plus
de deux ans, la vie reprend et les murs se redressent. Il est 18 heures, je
n'ai vu personne depuis ce matin. Pourtant, Aliette est au bord du chemin, en train d’arroser des
poivrons. James et Pablo manipulent quelques pierres. Toutes les maisons qui
peuvent être sauvées seront reconstruites. L’une sert de cuisine commune, quatre
autres devraient être couvertes et devenir habitables à l’automne.
Ils sont une
dizaine à vivre ici durablement, mais par moments il y passe bien plus d’amis
et de visiteurs. On a irrigué les terrasses, créé une salle de bain avec une
baie non vitrée, ouverte à cent quatre-vingts degrés, installé des tentes pour
vivre à côté des maisons en chantier, ouvert un mini camping pour les
visiteurs, amené quelques chats, chiens et poules qui donnent leurs premiers poussins.
Tout cela dans la plus grande illégalité puisque la terre appartient à l'Etat
qui n'en fait rien mais qui laisse faire, se contentant seulement constater, une fois par an, par la Garde Civile, l’identité des occupants et l’avancement
des travaux. On verra plus tard… Pablo m’explique que cet état d’illégalité
leur convient tout à fait : cela leur permet de faire ce qu’ils veulent,
sans autorisations ni contraintes à subir. Seules comptent les règles et
décisions prises par leur petite communauté. Une communauté un peu spéciale, puisqu’elle ne comprend actuellement aucun espagnol, à leur grand regret. Aliette
est française, Pablo et James se sont connus dans une université flamande ;
il y a aussi des allemands et des anglais. Cette particularité est unique dans
la vallée. Il existe en effet une quinzaine d'autres villages où il se passe exactement
la même chose, avec une population espagnole. J’avais prévu de descendre
jusqu’à Janolas pour y trouver une fontaine et installer ma tente, à une demi-heure
de là. Aliette n'a pas eu besoin d’insister pour me faire changer d'avis. Elle m’a
dit que ça leur ferait autant plaisir qu’à moi-même. Ce soir, je partage leur
repas fait de riz et légumes, agrémentés d’un merveilleux pesto maison. Avec une
bouteille de vin rouge et une autre de Coteau du Layon. En toute simplicité, dans un univers à couper le souffle. On m’a
refusé l’aide que je proposais, sauf celle d’aller arroser le potager. On m’a
permis de passer une nuit avec vue sur les montagnes et la voie lactée. Et puis, au cours du repas on m'a expliqué pourquoi ils étaient heureux que je passe la
soirée avec eux : je suis le premier « grand randonneur » - c’est
ainsi qu’ils me désignent - à passer par leur chemin. Ils espèrent en voir
d’autres. Aliette raconte qu'elle aussi a marché sur une très longue
période : cinq mois sur la route, du côté de la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan…
Je suis sa première occasion de pouvoir rendre un peu de l’hospitalité dont
elle avait bénéficié au cours de son périple. Au petit matin, Pablo et James m’ont
préparé un sac de nourriture, destiné à palier au manque
d'approvisionnement entre chez eux et Alquézar : une cinquantaine de kilomètres à parcourir en montagne tout de même...
Ils m’ont ouvert leur cœur et
leur village. Un jour nous nous retrouverons, chez eux ou chez moi.
42°17’ – 00°02’Alquézar
Je me réveille au petit matin
avec l'intention de parcourir la douzaine de kilomètres restants jusqu'à Alquézar
le plus tôt possible, afin d'éviter la forte chaleur et ne pas épuiser d'un coup
les 30 centilitres d’eau qui me restent. Car plus je descends, plus il fait
chaud ; c'est tout de même préférable à gravir une côte en plein midi avec
15 kilos sur le dos. Je n'aurais pas dû dormir à l’intérieur du refuge cette
nuit : l'orage n'a pas duré et n'était pas si violent. J’aurais ainsi
évité de dormir avec mes affaires posées sur la poussière du sol, ce qui me fait pleurer et tousser ce matin. Dehors, les brebis profitent pour leur part du grand air et de la musique apaisante de leurs
clarines. Je me rends compte maintenant que c’est mon état de fatigue générale
qui m’a poussé hier soir à m'allonger au plus vite, afin de m’éviter une
demi-heure de montage du bivouac. Il ne reste plus qu’à me laisser aller sur
les pistes et chemins qui descendent vers la petite cité historique. Le
troupeau m’accompagne un moment, en fait c'est peut-être l'inverse. Une végétation
de garrigue pousse sur un terrain calcaire, les coteaux creusés par le
ruissellement des eaux offrent des abris, utilisés autrefois par les populations
de la préhistoire. Ils y ont laissé quelques traces. Je me souviens qu’en
Angleterre le nombre croissant de chiens rencontrés m’indiquait la proximité
d'un village. Ici, c’est le nombre croissant de balises pour randonneurs ;
quelques-uns font d’ailleurs leur apparition avec de tout petits sacs sur le
dos. Enfin, au détour d’un virage, apparaît Alquézar et ses maisons aux tuiles
rouges, disposées en arc de cercle, avec une église d’un côté et un château-collégiale
dressé à l’autre extrémité. L’ensemble est charmant, c’est un bel endroit pour
interrompre le voyage. Le bourg est fréquenté par des touristes, venus admirer
une architecture médiévale influencée par l’occupation de populations maures. Charlemagne
s’y cassa les dents, Roland y cassa son épée un peu plus loin… Napoléon et ses
soldats y firent des ravages, au nom de l’Empire.
Le village est également
fréquenté par une jeune population sportive, majoritairement française. Des
randonneurs et des vététistes, des grimpeurs aussi. Des pratiquants de
canyoning surtout : Alquézar est un peu la capitale de cette discipline.
Les Français en furent les instigateurs et initièrent de nombreux espagnols. Le
parc national des Sierras et Canyons de Guara leur offre un terrain de jeu
grandiose. En haut du village, se trouve un refuge-école fonctionnel et très
agréable. On y dort et on y mange bien, pour un prix très modeste. Je n’ai
presque plus de regrets d’interrompre ici mon périple, afin de revenir en
octobre lorsque les conditions climatiques me seront redevenues agréables.
Je referme mon sac, comme on tire le rideau sur
une scène de théâtre. Il se rouvrira bientôt.
* * * ENTRACTE ! * * *
Pendant l'entracte le méridien continue d'exister :
Où il est question de Puynormand, du 45ème parallèle, du méridien de Greenwich ainsi que de Bordeaux et ses invisibilités !
Merci à Tim Pike pour cette publication sur son blog " Bordeaux invisible " si bien documenté et original :
Où il est question de PUYUELO, de la reconstruction d'un village et de l'invention de vies positives. Voici le récit de leur aventure humaine et de notre rencontre inattendue. Merci à vous, bâtisseurs d'avenir!
Les paysages du Val de Garonne défilent derrière les fenêtres du train, des paroles bienveillantes résonnent au téléphone. "Je t'aime Papy"... Le tunnel du Somport est traversé dans la voiture d'Auriane, voici l'Espagne et ses terres multicolores. A côté de moi, Lola, globe-trotteuse depuis moins d’une heure. Les yeux tournés vers Madrid et Bogotta, l'immensité des jours et des pays d'Amérique. Nos rêves s'entrecroisent. Demain soir, je serai revenu à Alquézar d'où je reprendrai ma longue marche auprès du méridien.
42°05’ Alquézar / Peraltilla
Les émotions
Il y a quelques jours, mon petit-fils - trop jeune pour savoir lire - m'a demandé de lui lire un livre. Il avait choisi l’histoire d’un petit bonhomme à la peau bariolée de toutes les couleurs. Les couleurs de nos émotions. Rouge pour la colère, jaune pour la joie, bleu pour la peur, vert pour la sérénité, noir pour la tristesse, rose pour le bonheur… Le pauvre, avec toutes ses couleurs mélangées, il ne savait plus où il en était. Il lui fallait apprendre à reconnaître ses émotions pour retrouver son équilibre. Ce matin, je suis dans le même état que ce petit bonhomme. Tout chose. Perturbé. Me voici revenu au même endroit qu'il y a trois mois, même refuge, même paysage, même visage ; j'ai l'impression que c'était hier, et pourtant je suis perdu. Quel jour sommes-nous donc ? Pourquoi dois-je mettre autant de temps à retrouver la place de toutes mes affaires pour boucler mon sac ? Quelle est cette angoisse de ne pas trouver sur le terrain les chemins imaginés sur la carte ? Et cette peur de ne pas trouver suffisamment de points d’eau ? Je hisse mon sac sur mes épaules et quitte Alquézar, sans même me retourner pour jeter un dernier coup d'œil à ce village si joli. Il me faut bien deux heures pour calmer ma tête qui bouillonne à en avoir mal, trouver mon souffle à coups de grandes expirations données tous les vingt pas pour calmer mon cœur en chamade. Je repars d’Adahuesca après une courte pause sous un préau ombragé. Toutes mes couleurs s’estompent peu à peu, le rose prend le dessus sur toutes les autres. Mon itinéraire théorique, tracé sur un petit écran depuis la France, s’avère juste sublime. Je marche toute la journée sur de magnifiques pistes et chemins de randonnée, le paysage que j'imaginais comme un plateau aride est composé de collines et ravins creusés par des torrents éphémères ; les sentiers serpentent entre oliviers et amandiers, vignes et champs tortueux, chênes verts et genévriers. Les villages traversés présentent des petits airs de poésie : Huerta de Yero et Peraltilla. Je suis dans le bain, le bain du méridien, ça revient et c’est bien.
Opportunisme.
Le marcheur est-il un opportuniste ? Je n’en suis pas sûr ; d'ailleurs je n'aime pas les généralités, qui deviennent souvent des clichés, mais si tous les marcheurs se comportent comme moi, alors il se pourrait que ce soit la vérité. Je suis aux aguets. Aux aguets de tout ce qui peut me rendre service pour faciliter mon confort de marche et mon bien-être, éviter les soucis et petites galères, provoquer les rencontres et leurs bénéfices. Quelques exemples : reconnaître de loin des amandiers peut s'avérer utile. Même la récolte passée, il reste toujours quelques fruits oubliés qui évitent de puiser dans le sachet de fruits secs enfoui dans le sac. Je retrouve le plaisir primaire de l’homme de Cro-Magnon utilisant un simple caillou pour écraser des fruits sur une pierre plate. Je trouve aussi quelques grains de raisins noirs et blancs laissés après les vendanges. Et que dire de cette vigne abandonnée qui mérite bien une pause d'un quart d'heure ?!... Et cette maison au cœur d’un village, devant laquelle devisent quelques femmes ? On s’y arrête en faisant mine de croire que c’est un café. « Ah ! Non ? J’avais cru… Et de l’eau ? En avez-vous ? »… « Avec un café et deux madeleines ?! C’est trop aimable à vous ! »... Je trouve que cette première journée de reprise de trek ne se passe finalement pas si mal. Mes réflexes reviennent rapidement. Ceux d’un opportuniste ? D’ailleurs, en arrivant ce soir à Peraltilla, j'ai croisé une voiture, une seule ; celle de la Guardia Civile. Je l'ai arrêtée illico. Pour demander un endroit où planter ma tente. Comme ça, sûr, je serai tranquille ! C’était sans compter sur la grosse cloche de l'église, située 30 mètres au-dessus de ma tente. Elle a sonné toutes les heures de la nuit ; les demi-heures aussi. Là, je n’ai rien pu y faire.
41° 80’ Castelflorite. Los Monegros.
Le randonneur qui a dormi avec moi dans la chambre de l'auberge s'est levé à 6 heures. Il faut dire qu’il s’était endormi à 18 heures hier soir, pendant que je traînais au café « El Meridiano ». Mais je suis bien reposé, alors je me lève aussi et je me retrouve dehors avec mon sac à dos, dans la nuit de l’automne. Une averse arrive avec le lever du jour lorsque j’atteins le porche de l’église de Lagunarotta, après une heure de marche. À partir d’ici, nous sommes dans "Los Monegros", un paysage semi-désertique composé de plateaux morcelés entre eux, étagés d'une centaine de mètres entre ceux du bas et ceux du haut. En bas, les grandes cultures et les pistes à n'en plus finir, avec l’horizon barré par les plateaux supérieurs. Images de films tournés au Far West américain. En haut, la nature est plus présente, des perdrix et alouettes s’échappent des fourrés; j’ai la sensation de marcher dans les airs, en regardant la plaine qui s'étale au-dessous jusqu'à l'horizon embrumé. Je traverse le ruban interminable d’une route déserte, puis une ligne de chemin de fer d'où surgit un train qui disparaît à l'horizon aussi vite qu'il était apparu. Les maisons de Castelflorite surgissent au détour d’un éperon rocheux. Des citernes et canaux en béton cernent le village. Il n’y a pas de commerces ni de services, sauf un restaurant et une aire de loisirs. Juste ce qu'il me faut pour manger et dormir sous la tente.
41° 50' Los Monegros. Peñalba.
Entre Villanueva et Peñalba, un énorme pli montagneux s’élève jusqu’à plus de 500 mètres d’altitude. La condensation nocturne permet à la végétation de s’y accrocher. On y trouve même quelques restes de forêts de pins. Nous sommes dans Los Monegros. De part et d’autre, c'est une immensité semi-désertique. J’ai dormi à la belle étoile. Les étoiles. Car cette nuit, les Orionides se sont manifestées et comme j’ai trouvé un abri à l’extérieur du refuge Piedrafita situé à 570 mètre d’altitude, les météorites ont filé brillamment.
Je me lève en fin de nuit et marche de bonne heure à la lueur de ma frontale. Pour vivre le lever du soleil sur le versant descendant du massif, au moment où je retrouverai les structures mouvementées des terres arides sculptées par les vents et intempéries. Pour économiser la moitié des 3 litres de liquide qui me reste pour marcher pendant près de 8 heures. Car je prends le temps de comprendre Los Monegros. Toutes les zones peu accidentées sont encore aplanies et cultivées à l’aide de d’énormes tracteurs fortement motorisés. Des bulldozers enfouissent des canalisations un peu partout. Des vannes bleues et des arroseurs automatiques émergent sur des terres de plusieurs centaines d'hectares. Des céréales, du maïs, car il faut approvisionner les élevages porcins, des arbres fruitiers qui poussent grâce au goutte à goutte installé à leurs pieds, sans qu'aucune autre végétation ne puisse pousser entre les arbres. Les usines de viande porcine surgissent par endroits. L’une d’elles impressionne par le nombre et l’étendue de ses unités de production flambant neuves. Je n’ai jamais vu ça. Je n’ai rencontré qu’un seul employé, qui ne pouvait pas me donner d’eau potable : toute l’eau utile aux élevages et cultures provient de canaux construits pour l’irrigation. Je passe auprès de l’un d’eux : un canyon creusé dans la Sierra, qui débouche sur un aqueduc d’une cinquantaine de mètres de hauteur. Un rapace y est perché en haut. Ici, tout est immense. Le désert aussi, partout où la terre n’a pas été cultivée. J’approche de Peñalba, mais ne m’y rend pas immédiatement : l’autoroute AP-2 me sépare de cette grosse bourgade. En arrivant ici, j'ai très fortement pensé au 45ème parallèle situé en région bordelaise.
Ici, nous sommes dans la même configuration : l'autoroute AP-2 est traversée par le méridien. Aucun parallèle remarquable cependant, hormis le chiffre rond 41° 50', situé à 1200 mètres de l'autoroute. Ce qui n'a pas empêché les autorités aragonaises d'y installer une arche monumentale, symbolisant l'arc du méridien qui passe par-dessus les voies routières. Ce marqueur existe pour lui-même, puisqu'il ne permet pas de franchir l'autoroute et n'a aucune utilité matérielle. Des panneaux installés de part et d'autre à 1500, puis 500 mètres, signalent sa présence. C'est le marqueur le plus monumental de tout le méridien.
41°28' Le bivouac comme récompense.
Quand vous avez marché toute la journée sans croiser ni humains ni points d'eau, que le soir arrive et que la prochaine ville ne pourra être atteinte que le lendemain après-midi, vous savourez de trouver un endroit si paisible pour profiter du luxe des beautés naturelles. Vous oubliez les môchetés croisées en chemin et ne retenez que l'instant présent.
40°84’ Fórnoles et Ráfales
Après avoir traversé le fleuve Erbe à Caspe, les sentiers s'élèvent lentement, ce qui suffit à permettre de quitter les vastes étendues de monocultures et élevages nauséabonds de porcs. On trouve de plus en plus de cultures d’oliviers et amandiers, les collines se couvrent de pins, les plateaux calcaires prennent des airs de garrigue. Après Valjunquera, les côtes se durcissent, l'air est agréable et oxygène les poumons, les senteurs de plantes font oublier celles des porcheries. Je passe à côté d'un hameau qui semble reprendre vie. Des cultures potagères et quelques toits refaits sur des ruines réapparaissent. Mais ici, ce n’est pas grâce aux subventions européennes ; elles sont destinées aux autres cultures et élevages, beaucoup plus profitables aux groupes agro-alimentaires. Cette « Politique Agricole Commune » ne cesse de me questionner. Le clocher de Fórnoles émerge des pins, un joli village apparaît au détour d'un petit piton rocheux, situé exactement sur le méridien. Le temps de prendre une photo, j'aperçois un jeune homme portant une coiffure rasta. A peine le temps de prononcer un « Ola ! » qu'il s'engouffre dans une cavité rocheuse. J’ai beau toussoter et tourner en rond, rien n’y fait ; personne n'en ressort. Ai-je trouvé ici l’ermite du méridien, pour qui Greenwich ne serait pas une ligne mais une divinité ? Existe-t-il une secte greenwichienne en plus de ma "Confrérie des Greenwichiens"? Rien ne me paraît plus improbable car ce méridien est imprévisible! Quelques centaines de mètres plus loin, sous le porche de la mairie, une céramique pédagogique est consacrée à l'histoire du méridien. La commune de Fórnoles sait où elle se situe. A l'intérieur de l'église, un maçon rénove quelques joints de carrelages et vieilles pierres. Lui aussi sait où il se trouve et semble heureux de travailler sur un patrimoine particulier. Nos paroles inutiles ne servent qu’à accompagner notre langage corporel. Il ressort de l’église avec moi et nos quatre mains s'unissent autour de la fontaine publique : nos deux mains droites pour remplir ma bouteille d’eau et son seau de travail ; nos deux mains gauches pour tenir une truelle et des bâtons de marche. L’alliance d'un conservateur et d'un voyageur du méridien. Des compagnons.
Fórnoles
40°62’ Bivouac dans les montagnes d’Els Ports.
Je me réveille au lever du jour, démonte ma tente et passe prendre un petit déjeuner au café de Peñarroya. Six Kilomètres me séparent d’Herbes en suivant une route tranquille. À partir de là, on pénètre dans le massif d'Els Ports. Pour le traverser, quatre litres de boissons ; un record ; j'ai même réussi à fourrer une canette de coca dans une de mes poches. Il me faudra deux bonnes journées de marche pour atteindre la petite cité de Cati. Els Ports : c’est un morceau de Sierra, à la jonction des communautés autonomes d’Aragon et de Valence. C’est aussi un très vaste parc naturel, géré par la communauté de Valence. L’altitude sommitale y est proche de 1300 mètres ; le méridien - et moi - passons à plus de 1200 mètres. Ma journée consiste à gravir des côtes sur de vrais chemins de montagne. A 17h30 j'arrive à l'altitude maximum ; il me reste 1h15 de descente pour retrouver un rythme qui me fera gagner un peu de distance sur la ligne du méridien. A vol d’oiseau, j’ai parcouru à peine la moitié de la distance voulue, mais j'ai bu plus de la moitié de mon eau. Il faudra aller plus vite demain et finir en accélérant sur les quinze derniers kilomètres de route, pour rattraper la lenteur des dénivelés ascendants. Els Ports est très boisée, on y trouve un mélange de végétation européenne et méditerranéenne, avec par endroits des buissons épineux qui voisinent avec les hêtres les plus méridionaux de toute l’Europe. Ce soir, j'installe ma tente à la croisée de deux chemins, impressionné par deux cerfs qui s’interpellent en bramant. Un peu plus tard, alors que je prépare mon réchaud, accroupi sur le sol, un chevreuil passe dans le faisceau de ma frontale, à moins de dix mètres du campement. Il n'a pas reconnu ma silhouette humaine et m’observe tranquillement, avant de s'éloigner lentement. Les Pyrénées sont loin derrière moi ; pourtant je viens de revivre une véritable journée de montagne.
Vers Cati :
Le lendemain, il me manquera six kilomètres pour atteindre Cati avant la nuit. Je n’en serai pas vraiment surpris, ni très chagriné. Il faudra simplement bivouaquer une fois de plus. Heureusement, j’ai trouvé de l’eau vers 17h30, sur un bout de la nationale qu'il m'a fallu suivre pendant deux heures, parce qu’il n’y avait pas d’autres chemins orientés vers le sud. Sans cette providence, il m’aurait fallu marcher de nuit pendant 1h30 au minimum, avec un corps en début de déshydratation. J’avais consommé les quatre litres d’eau prévus pour traverser le massif montagneux d’Els Ports.
Ce matin, il a fallu gravir à nouveau des pentes jusqu’à 1200 mètres d’altitude, puis descendre au fond d'un canyon où quelques maisons abandonnées mériteraient de retrouver vie. Un endroit qui me rappelle la vallée du Mustang au Népal. Mais là-bas, les villages ne sont pas abandonnés. Cet après-midi, j'ai remonté l’autre versant du canyon par un chemin bien raide. Je l’ai perdu pendant un moment. Autant dire que l'avancée sur le méridien n'a pas été très rapide aujourd'hui. C’est le propre de la montagne mais je ne regrette rien, car cette traversée d’Els Ports en deux jours restera comme une des plus belles portions du méridien espagnol.
39°95' Almassora (Golfe de Valence)
C'est ici que le méridien atteint la Méditerranée. Alors ce soir je reste sur la plage, le monument dédié à Greenwich bien en vue depuis ma tente. Je dormirai avec lui et le bruit des vagues pour me bercer. Mon rêve est une réalité.
La traversée du Golfe de Valence en bateau :
L'histoire d’un échec.
Au club nautique de la marina de Castellón, où je me rends dès mon arrivée, c'est l’indifférence la plus totale. On me répète ce qu'on m'avait écrit : « Nous n'avons aucune solution à votre demande. Une autre question ? » me dit-on. « Oui, avez-vous informé les propriétaires de voiliers de l’existence de ma demande ? » Réponse : « Ici, les gens ne voyagent qu'en famille ou avec leurs amis ». Et comme je ne fais partie ni de la famille ni des amis… C'est ainsi que je décide de passer 4 jours et 4 nuits à l'hôtel, afin de d'écumer plusieurs fois par jour les quais, les pontons, les trottoirs, bars, restaurants, boutiques et coopératives maritimes. Un vieux pêcheur rencontré sur le port m’avait prévenu : « tu ne trouveras pas, les pêcheurs d’ici ne vont pas à Dénia, et les touristes se rendent à Majorque ou aux îles Columbretes; ou alors tu paieras très très cher ». Sa prédiction s’avère presque juste : je trouve le propriétaire d’un voilier qui me le loue pour une somme modique, car l’idée de participer à ce bout d’aventure l’intéresse fortement. Tout est prêt, y compris le départ fixé entre lundi et mercredi. Mais dans l’enthousiasme et l’envie de satisfaire ma demande, il avait oublié ses autres obligations professionnelles. Il ne donna pas suite. Un autre contact me propose un bateau catamaran à deux moteurs. Il est prêt à me prendre dans l’heure suivante. Lui comme pilote professionnel, moi comme client. L’équivalent d’un bon mois de salaire gagné pour lui, la même chose perdue pour moi, et surtout mon esprit aventurier noyé dans le gasoil et le bruit des moteurs Yamaha greffés sous mes deux pieds. Mon mental eut du mal à gérer le paradoxe d’avoir trouvé une façon de traverser le golfe, et devoir la refuser ! J’ai finalement rejoint la marina de Dénia, à l’extrémité sud du golfe de Valence, en prenant le train et un bus. Leurs moteurs n’étaient pas que pour moi.
38°84’ Le méridien sous les astres.
À l’aube, quand le soleil n'est pas encore levé mais que des tons pastels colorent l’horizon, la lune était au ras de l'eau, près des collines et de quelques maisons installées près de la mer. Pleine et majestueuse, elle donnait l’impression d’admirer son reflet sur les eaux calmes de la Méditerranée. J'ai demandé à la Lune si elle voulait encore de moi; elle m'a répondu: "Je n'ai pas l'habitude de fréquenter des gars comme toi". Puis, satisfaite de son état, elle s'en est allée, laissant à ce moment-ci la place au soleil qui se levait du côté opposé. Bien que les astres nous apparaissent tous les jours, j’eus à ce moment-ci la sensation de vivre des minutes rares et précieuses. Cela me mit en bonne disposition pour avaler une douzaine de kilomètres : de la marina de Dénia, où m'avait laissé un bateau virtuel transformé en bus réel, à El Verger, où j'ai retrouvé mon méridien.
Il m’attendait sagement sur une plage sympathique, où se prélassaient quelques espagnols. Au point 0°, je refis une photo du nouveau départ de cette partie finale. Deux jours de marche ? On verra bien.
En quittant la plage pour partir plein sud dans l’axe du méridien, je passe à proximité d'un camping-car. Pas le truc flambant neuf, mais bien entretenu; juste un peu daté. Avec deux chiens joueurs et Arlette qui fait un peu de ménage. Une française ; j’avais repéré son numéro de plaque minéralogique. « Vous êtes en vacances ici ? » lui dis-je bêtement ; j'aime bien commencer par une question idiote, ça me permet de passer pour moins bête que j'en ai l'air par la suite. « Bah non ! » me répond-elle. « Ça fait cinq ans que je suis là ». Ma présence ici, avec un gros sac à dos, et la sienne, avec un camping-car qui ne bouge pratiquement pas, valait bien quelques explications. Elles durèrent une bonne demi-heure. Arlette connaît l’existence du méridien sur cette plage. Mais elle n’a pas choisi cet emplacement pour cela. Juste pour ce petit bout d’impasse avec vue sur la mer et les collines. Et puis tous les jours, le soleil qui se lève là-bas à droite, et ce matin la lune qui s’est couchée là-bas, à gauche. « Tu l’as vu toi aussi, comme elle était belle ? ». Oui, nous avons tous les deux apprécié le même spectacle, parce qu'en ce moment il n'y a rien de plus important dans nos vies que le rythme du temps naturel. Lorsque les jours s’allongent et que la chaleur estivale devient insupportable, Arlette monte vers le nord et s'installe dans une forêt, près d'un lac au pays Basque. Elle s’adapte aux circonstances. Puis, elle revient pour retrouver sa plage et les gens qu’elle connaît maintenant. « Tu fais partie de notre paysage » lui disent ses voisins. Nous avons échangé quelques petits secrets, parce que nous savions bien tous les deux qu'il fallait quelques bonnes raisons pour faire ce que nous vivions. Lorsque nous nous sommes quittés, nous avions une raison supplémentaire d’apprécier les marginalités. J’ai marché le reste du jour sur des routes faciles, puis un chemin qui s’élevait dans une sierra. Jusqu’à ce que le ciel s’embrase vers l’ouest, à l'heure où c'est le soleil qui cette fois-ci se couchait. Au nord, la mer se confondait avec l'horizon; Arlette était quelque part. J’ai attendu l’arrivée de la lune près de ma tente.
38°62’ – 0°00’00’’ Point final.
De Las Cuevas à Altea, pas moins de trois massifs
montagneux à traverser pour effectuer les quinze derniers petits kilomètres du méridien, à vol d’oiseau. Tous plus ou moins orientés d’est en ouest ; ce qui veut
dire une jolie succession de montées et descentes. Dans les parties qui séparent
les massifs : des villages et cultures. Dans les parties hautes : des
roches calcaires couvertes de chênes verts et autres plantes méditerranéennes. Des
ronces bizarres que je n'avais jamais vues. Des combes sauvages agrémentent aussi
le paysage, ainsi que d’anciennes terrasses agricoles abandonnées depuis des
décennies. Leur murs de pierres instables s’élèvent parfois à plusieurs mètres de
hauteur. Je me suis fait piéger dans une de ces combes le mercredi matin. Au pied
de ces murs le jeudi matin. Pourtant j’avais passé beaucoup de temps à étudier la
cartographie et je pensais avoir respecté mon principe de ne suivre que des chemins.
Chemins sur la carte, broussailles sur le terrain. Le pire est ce fond de combe :
un enfer vert. L'humidité qui s’y accumule rend la végétation folle et piquante,
l’air y est inexistant. Je viens de descendre 250 mètres de dénivelé, parfois sur
les fesses, je ne m’imagine pas les remonter. Je ne vois pas non plus comment gravir
le versant qui me fait face. Je m’entends crier de dépit. Se calmer. Poser le sac,
ôter le tee-shirt, se sécher, boire, manger, respirer. Réfléchir ensuite ;
seulement ensuite, car un corps en bon état fait mieux fonctionner son cerveau. Puisque
les deux options obligent à remonter, autant choisir l’inconnue car elle me fera
progresser avec des difficultés certainement similaires à celles du versant déjà
descendu. Difficultés qui devraient s’amoindrir en s’élevant peu à peu, puisqu’ici
plus on monte moins la végétation est dense. Je reprends mon sac, j’écarte les branches
une à une, mets un pied en avant sans voir où l’autre se posera, je pousse sur mes
bâtons l’un après l’autre. Le soleil réapparaît, la végétation s’éclaircit, j’atteins
la crête et bascule vers une vallée où un hameau a conservé un café inespéré. J’y
passe une bonne heure à me rafraîchir. Je viens de passer toute la matinée à parcourir
un kilomètre à vol d’oiseau sur le méridien. Alors que depuis trois semaines j’avance sur des voies bien tracées sans
aucun obstacle, voici que les quinze derniers kilomètres se profilent comme un parcours
du combattant. Une sorcière verte est venue me dire que ce méridien est le sien, avant d’être à moi. Qu’il faut le mériter. Je modifie une nouvelle fois mes trajectoires :
elles n’iront plus directement vers le sud mais zigzagueront d’est en ouest et inversement, en passant d’une route à une autre par des chemins contournant les sierras. 25 kilomètres
supplémentaires, mais beaucoup moins de dénivelés problématiques.
17 heures. Dernière soirée de bivouac. J’espère
arriver à Altea demain après-midi. Une dépression arrive, le ciel noircit en quinze
minutes, le vent se lève, la pluie arrive. Je résiste une demi-heure et m’arrête
sous le préau providentiel d’une minuscule salle communale, entourée de cultures
et jardins. Je ne monte pas ma tente ; je dormirai par terre à regarder le
ciel s’agiter cette dernière nuit de bivouac.
Vers 5 heures le vent se calme et il ne pleut
pas. Je me remets en marche une demi-heure plus tard. La dernière matinée est encore
compliquée. D’une part parce que les chemins et même quelques voies asphaltées finissent
souvent en cul-de-sac au pied de barres rocheuses ; d’autre part parce que
certains disparaissent au pied de murs effondrés. Un dernier de trois mètres de
hauteur me permet de prendre pied sur une petite route. Une vraie. Je me hisse jusqu’en
haut et en sors en rampant sous le poids du sac. Je me rétablis : c’est gagné,
la mer est en face, il n’y a plus qu’à se laisser descendre en direction de Caspe
puis d'Altea, de rejoindre une nationale qu’il faut suivre quelques kilomètres.
La marina d’Altea est bien là avec sa jetée, une plage minuscule sur la gauche,
les bateaux sur la droite, et la mer juste en face. Depuis quatre ans, je scrute cet
endroit sur mon ordinateur ; depuis une heure je l’observe, debout sur mes
pieds. Merci à vous mes petits pieds. Il y a ici un banc qui semble avoir
été mis à mon intention.
en Catalan...
Un an après :
La première " Régate du méridien " !
En ce 8 juillet 2023, les marins de Dives-Cabourg organisent la première " Régate du méridien " , avec l'aide de tous les membres de la SRD (Société des Régates de Dives). Voici leur compte rendu :