18.8.19

Marcheurs écrivains # 2

Emeric Fisset dans « L’ivresse de la marche » (extraits)

« … Le voyageur ne va nulle part, il déambule, c’est tout. Il n’est qu’un passant… le temps passant, on finit par s’habituer à ne pas avoir de direction, à n’avoir rien d’autre à faire qu’à regarder, à être simplement là. Alors le regard change, les heures du jour s’écoulent avec plus de plénitude et l’on entre dans le temps du voyage, dilaté, épaissi, discontinu. On aime le soir remonter, comme la brume avec la nuit remonte un étang, les quelques images de la journée… Elles posent des passerelles sur lesquelles on marchera le lendemain.


Voyager à pied signifie s’abandonner à l’espace et au temps. A l’espace, car une fois tracée la ligne entre son point de départ et le but qu’il s’est assigné… le marcheur ne sait jamais exactement où ses pas l’entraîneront le jour suivant.. Il sait juste que ce jour là et le jour d’après encore ses jambes le porteront… L’homme qui marche au long cours n’a pas la maîtrise de l’étape. 

Le marcheur, obsédé par l’espace qu’il s’est donné à arpenter, la distance à franchir, engoncé parfois dans ses pensées comme dans son vêtement de pluie, ne devient pas forcément le meilleur des naturalistes ; en revanche, il développe comme nul autre sa faculté de perception et d’émotion.

…(il) est comme un poisson dans l’eau. Son corps s’est endurci, est devenu indifférent aux intempéries, et son esprit, tout à la joie de la vie vagabonde, ne fait plus qu’un avec le milieu qui l’entoure et comprend sans effort le langage des fleurs et des choses muettes.

Le voyageur n’est jamais si mal reçu que par quelqu’un en qui il a placé trop d’espoirs, qu’ils soient de repos, de conversation ou d’amitié. C’est l’imprévu qui fait l’excitation du voyage à pied, et c’est s’abandonner à lui qui transforme parfois un aléa en douceur, une avanie en félicité, au point qu’il est alors possible de goûter à la sérendipité, ce bonheur qu’on ne cherchait pas mais qui est donné à l’improviste et de surcroît.

 Vouloir à tout prix rendre compte de ses étapes et de ses rencontres, inscrire ses pas dans ceux d’augustes prédécesseurs, prétendre donner une connotation humanitaire, écologique, culturelle ou scientifique à son entreprise (sont) des options discutables…
Pour moi, le vrai sens du voyage, et notamment du voyage à pied, est dans l’effort personnel, égoïste, qui consiste à se mettre en harmonie avec le monde – la nature et les hommes. Cet effort inutile ne contribue pas de manière spectaculaire à sauver la planète, mais il représente au moins l’immense mérite de ne pas lui nuire ni de mentir aux hommes qui la peuplent. Car la marche est d’abord, par le dépouillement qu’elle implique, par sa simplicité, une démarche de sincérité… le marcheur à pied, porteur de rêves et d’aventure, reçoit bien plus qu’il ne donne.
                       
Le voyageur à pied immergé dans la nature a-t-il lieu de la craindre ? Lui qui n’a plus ni toit ni porte ni lit pourrait se sentir désemparé… dépassé par la taille des franchissements de rivière à réaliser, par l’épaisseur des forêts… menacé par la faune qui circule et, moins visibles mais plus dangereux, par tous les animalcules qui, loin de pouvoir vous faire mourir d’un coup de griffes ou de patte, vous font dépérir à petit feu… les bestioles qui prolifèrent transforment parfois le voyage en combat incessant contre leurs agressions…
(cependant) la nature n’est pas pour lui un obstacle mais la condition du retour à l’humanité.
Jour après jour, l’homme en marche surmonte les épreuves… 

 Si elle ouvre des portes, la marche ne donne aucun droit, quel que soit l’état de fatigue ou de précarité dans lequel celui qui s’y livre s’est placé de plein gré. Elle oblige au contraire le marcheur à conserver, en la renouvelant sans cesse, une faculté inestimable : l’émerveillement.

Endosse ton sac et trace ton propre chemin, fut-il d’un jour, d’une semaine ou d’un mois ou d’une vie. Tu feras de l’amitié de fortune ta provende et de la nature ton amante…
Ainsi, quand la pluie du ciel de deviendra aussi douce que l’eau de source…le bruit de l’orage précieux comme le grondement des cascades… quand le chaud et le froid te seront indifférents…tu connaîtras l’ivresse de la marche, une ivresse qui ne nuit jamais, une ivresse qui ne passe pas. »