24.5.17

Les virtuoses de Katmandou.


Le taxi :
Au volant de son taxi Bikesh navigue au milieu des flots humains qui sillonnent les ruelles du quartier de Thamel. Il esquive, relance, klaxonne, s’arrête, repart… Un coup de volant à gauche, un autre à droite, il frôle les passants, gesticule en direction des motos et des vélos. Chaque mètre est gagné par à coups, chaque carrefour devient un nouvel objectif. Le silence règne à l’intérieur du véhicule laissant pénétrer dans l’habitacle le brouhaha de la vieille ville jusqu’au moment de la libération des passagers.
Un fier sourire illumine le visage de Bikash.

Le scooter :
Sur son scooter, Dhan s’élance entre deux piétons. Il tangue inlassablement de droite et de gauche, tressaute au passage des plaques disjointes du revêtement, rebondit au sortir des trous qu’il ne peut éviter. Il se penche en avant pour aider sa machine dans l’ascension d’un raidillon cahoteux. 
Derrière lui, je m’accroche à sa taille pour mieux accompagner les mouvements de son corps. Une descente en roue libre, un virage serré, nos deux corps s’inclinent de concert pendant que mes mains se verrouillent aux poignées de sécurité. Freinage d’urgence pour une vache vagabonde, un autre pour un passant distrait…

Chaque trajet devient une aventure méritant une bonne libation !



Le pick-up :
Quelques heures après avoir quitté Katmandou, Amir engage son pick-up sur la piste, délaissant derrière lui la route goudronnée. Il fait mine de ne pas remarquer le passage de l’asphalte au chemin sablonneux ; mais son air concentré et l’absence de ses paroles dénotent les efforts nécessaires au maintien de sa vitesse et de son cap. Un énorme nuage de poussière s’étale à l’arrière du véhicule.
Une rivière à passer et des gerbes étincelantes fusent sur les côtés dans de joyeux gargouillis. Le chemin s’élève maintenant vers le village convoité, la vitesse diminue subitement mais les cahots augmentent d’autant.
Une ornière ; les passagers serrés les uns contre les autres basculent d’un bloc du même côté, regards tournés vers le fond de vallée.
Un éboulement provoqué par le dernier séisme ; chacun s’agrippe à ce qu’il peut au passage des quatre roues motrices qui escaladent les cailloux.
Une épingle à cheveux au ras d’un ravin ; deux marches arrière plus tard le 4X4 bascule dans la bonne direction et reprend son ascension.
Par moments, Amir marque une pause, change de levier de vitesses, ré-accélère ; on entend sous les sièges le travail des roues rendues indépendantes, l’une prenant le relais de l’autre. Le véhicule glisse au fond des ornières boueuses, se cabre au passage d’une marche, s’immobilise sur une butte un peu trop haute ; chacun descend alors du monstre d’acier pour soulager sa lourde structure, le secoue de droite et de gauche pour le libérer de sa mauvaise posture et l’implorer de bien vouloir repartir. Les quelques cris de joie sont vite éteints par le régime que le pilote fait à nouveau subir aux passagers et à leur monture. Il faudra encore plusieurs heures pour que le fauve se taise à l’approche des premières maisons et des habitants de ces hauts lieux.
Le dompteur, juché sur son dos, le libère enfin des ballots fixés en hauteur. Il aspire à un repos bien mérité, réaménageant l’espace de son véhicule déserté par ses passagers en habitat de circonstance.
La première étoile vient d’apparaître.

Le camion :
Vishal achève son périple commencé la veille depuis la frontière indienne. Il aborde la dernière côte en haut de laquelle il pourra basculer dans la cuvette de Katmandou. 
Malgré la fatigue, Vishal redouble de vigilance; les difficultés de l’ascension créent un regroupement inextricables d’engins de toutes sortes butant chacun sur plus lent que soi. Il scrute les espaces disponibles entre les véhicules qui le précèdent, évalue leurs vitesses, devine leurs intentions, évite les écarts impromptus, écoute les klaxons qui annoncent l’arrivée imminente d’un téméraire doublant à l’aveugle ; il débraye, relance le moteur et décroche au plus vite pour doubler le camion qui le précède, laisse encore un trou de souris sur sa droite pour permettre le passage à une moto arrivée plus rapidement que prévu. Lorsqu’il peut enfin se rabattre, il s’accorde quelques secondes de répit avant de pouvoir répéter une nouvelle manœuvre. Parfois il renonce, une succession de trous dans la chaussée brisant l’élan qu’il avait donné au moment de doubler ; il faudra alors compter sur une nouvelle opportunité, un virage intérieur où l’espace libre entre la route et le précipice permet un dépassement à trois véhicules… autant de temps gagné sur le jour qui décline si vite : la nuit est bien plus dangereuse.

Lorsqu’il n’y a ni piste ni pont, il faut parfois trouver de l’aide…