21.12.19

Marcheurs écrivains # 7

Franck Michel dans « La marche du monde » :

« Avant tout, marcher c’est accepter l’idée de vivre debout. « Nous ne sommes pas de ceux qui ne pensent qu’au milieu des livres et dont l’idée attend pour naître les stimuli des pages ; notre ethos est de penser à l’air libre, marchant, sautant, montant, dansant, de préférence sur les montagnes solitaires ou sur le bord de mer, là où même les chemins se font méditatifs » écrit Nietzsche dans Le gai savoir. »

« La marche est (également) liée au plaisir… L’effort du trekeur est souvent plus une bénédiction qu’une douleur… la quête du plaisir est la raison qui justifie la mise en route. D’ailleurs, métaphore de notre existence, la marche nous accompagne tout au long de la vie : l’aventure débute vers l’âge d’un an même si le bébé-marcheur trébuche encore un peu comme l’adulte - poivrot zigzague comme il peut. Car la marche est aussi une démarche ; voyez le rouleur de mécaniques ou la fille aguicheuse, tout est dans la démarche… Une démarche à entreprendre pour que ça marche. »

« Le vrai marcheur se détache de l’exploit physique (et qui plus est, médiatique) et de toute prétention ostentatoire. L’invisibilité et le retrait sont les conditions de cette modestie. C’est ainsi qu’on est jamais seul lorsqu’on marche puisque celle-ci est intrinsèquement vouée à la rencontre avec autrui. Si la solitude peut se révéler éprouvante elle devient aussi par le biais de l’expérience pédestre une libération, une renaissance, une manière de rallier l’essentiel et de se relier à l’altérité véritable. Dans nos sociétés nouvellement figées dans des formes d’immobilisme désormais entretenues par l’industrie de la peur, marcher relève de la subversion, voyager à pied c’est aller de l’avant. A contre-courant. Et à petite vitesse, car la lenteur aussi est subversive. »

« Marcher est aussi un appel à l’unité dans la multitude. Marcher main dans la main n’est pas marcher bras levé ou poing fermé et pointé vers le ciel. La promenade romantique n’a rien à voir avec le romantisme révolutionnaire. La marche renvoie au mouvement, à la mobilité. Donc à l’action. Dans le mouvement, c’est la société toute entière qui bouge et non le sujet seul. D’où le mouvement social. La marche comme démarche politique. L’homme en action qui marche est un être debout, il refuse de se plier et de se mettre à genoux. Le sculpteur Giacometti, donnant vie à des personnages filiformes et tourmentés, considérait avant tout l’homme en marche avec dignité et sensibilité. Le marcheur est le manifestant par excellence, celui qui proteste contre l’injustice, s’élève contre ou se bat pour, bref celui qui progresse et avance, pas à pas, pour refuser de se taire comme de se terrer. »


« La mère des marches contestataires porte une date : le 1er mai. C’est la date mythique de la marche sociale, celle qui permet d’avancer pour le peuple et de faire reculer le patronat. Au salon de 1880, le tableau La grève des mineurs d’Alfred Roll, puis en 1889, la toile La grève de Jules Adler, et bien sûr le roman social Germinal de Zola en 1885, sont autant de messages de révoltes et de prise de conscience de la misère du monde ouvrier. La marche devient alors une solution pour se faire entendre… la voie est désormais tracée pour marcher dès que le monde va mal, dès que les intérêts des uns sont fragilisés ou les acquis des autres menacés. La marche devient un rituel ouvrier et un acte militant irréfutable. »

« Il y a des marches qui s’apparentent à des exils, des populations chassées qui forment d’impossibles diasporas. Voilà près d’un millénaire que les Tsiganes – ou leurs ancêtres – auraient fui le nord-est de l’Inde pour échapper à l’esclavage… Les Tsiganes ne connaissent que trop bien le prix de leur liberté si chèrement payée à travers l’histoire et la géographie du Vieux continent. Comme le chantait Brassens, « les braves gens n’aiment pas qu’on prenne une autre route qu’eux ».

« Les marches forcées prennent diverses apparences : celles des esclaves noirs d’antan ou des enfants-esclaves d’aujourd’hui, toujours africains et noirs, qui par colonnes humaines avancent enchaînés les uns aux autres… »

« Jamais les voyageurs et les aventuriers n’ont été aussi catalogués, étiquetés, classés. Le spectre des privilèges aristocratiques offerts autrefois aux voyageurs hante encore nos consciences et notre volonté de distinction. Un tourisme qui entend et affirme s’éloigner du tourisme classique, même si dans les faits il n’y parvient que très peu. Ne nous méprenons pas, tourisme ne rime pas avec hédonisme mais avec capitalisme. C’est un constat avéré. »

« A chaque aventurier sa propre aventure, le monopole de celle-ci n’appartient à personne ; et surtout pas à ceux – des producteurs télé aux fabricants de voyage, mais aussi des ethnologues aux écrivains-voyageurs – qui font commerce de ce secteur sous prétexte de professionnalisme. »

« Le voyage humanitaire renvoie trop souvent à la bonne conscience occidentale et s’apparente à une forme – pacifiée – de recolonisation des Suds par les Nords. Devant les spectres de la pensée dominante / unique qui plus que jamais nous accable, ici comme là-bas, le militantisme sans risques est à l’engagement politique ce que l’aventure sans risques est à l’Aventure. »

" Signe de vie, le fait de marcher va plus loin : il indique un chemin. Une autre voie, un autre monde, bref un monde qui marcherait bien sinon droit et non plus sur la tête. Marcher est un préalable pour que l’impossible devienne possible. On dit « marche ou crève » car c’est l’un ou l’autre, mais on dit également « marche et rêve » car là, c’est forcément l’un et l’autre. Une vie sans rêves ça ne marche tout simplement pas. L’imagination au pouvoir est une option vaine si aucun marcheur ne prend la route. »

« … Retrouver le plaisir de vagabonder en toute liberté. Hors de toute dépendance et des sentiers battus. L’indépendance du voyage est indissociable de l’autonomie du voyageur, et il n’y aura jamais de voyage véritablement libre sans voyageurs un brin libertaires. Le voyage met le monde à portée de main, il est surtout l’occasion rêvée de démontrer que « tenter l’impossible » est toujours du domaine du possible… »