2.2.21

Marcheurs écrivains # 11

 " Nos mobilités contemporaines se caractérisent par une forte hétérogénéité des systèmes, du point de vue de leur vitesse comme de leur impact énergétique et climatique. Nombre d'entre eux sont nés du processus d'industrialisation et d'urbanisation que nous connaissons depuis le XIXème siècle et demeurent marqués par une relation de dépendance étroite avec les sources d'énergie fossile, du chemin à vapeur à l'avion au kérosène. Aujourd'hui dominants dans les pratiques mesurées en distance parcourue, ils sont responsables d'une part importante des émissions mondiales de gaz à effet de serre tout en formant l'un des secteurs les moins susceptibles de basculer vers des sources d'énergie alternatives. Toutefois, on remarque que des formes de mobilité mineures, plus économes, coexistent, comme la marche ou le vélo... 

La marche n'a donc pas disparu de nos pratiques... la marche est longtemps restée le mode dominant des mobilités rurales comme urbaines. Ce n'est qu'au XXème siècle qu'elle a cédé la place à d'autres. Elle demeure pourtant essentielle dans le jeu des mobilités contemporaines...

S'agit-il pour autant d'une technique ?... l'être humain possède bien une technique essentiellement fondée sur la maîtrise du léger déséquilibre assurant le déplacement d'une jambe sur l'autre. Mais, même dans ce cas, il est obligé de marcher sur la terre, le pavé,  le bitume ou le sable. Et l'on touche là au point central qui rattache la marche aux autres modes : pour qu'il y ait marche,  il faut qu'il y ait support. Comme dans tout système de déplacement,  le support est bien souvent négligé,  condamné par son immobilisme, alors qu'il tient une place centrale dans son fonctionnement. Sans chemin, comment progresser dans une forêt dès lors qu'elle est relativement dense ? Sans passerelle, comment traverser un cours d'eau ? Et sans trottoirs, comment cheminer dans la ville industrielle ?... La nécessité d'une infrastructure pour le piéton est à l'origine du mouvement de séparation des flux qui a  marqué les villes industrielles. Les premiers trottoirs ont été conçus à Paris pour le nouveaux quartier de l'Odéon, à  la veille de la Révolution française... La généralisation des trottoirs est devenue l'une des principales caractéristiques de la voierie qui se constitue au XIXème siècle...

Ce mouvement de séparation des flux a-t-il sauvé le piéton ou l'a-t-il relégué dans les marges de nos villes ? Les piétons sont supposés marcher sur les rives d'une voierie s'ils ne peuvent traverser qu'en certains endroits réputés protégés. Plus encore, des infrastructures nouvelles ont rendu la marche impraticable, de la ligne de chemin de fer du XIXème siècle à l'autoroute du XXème siècle. Ce faisant, elles ont capté l'essentiel des déplacements. 

La marche assure pourtant encore une part importante des déplacements locaux : 22 % en France en 2008, date de la dernière mesure disponible... certaines configurations très denses permettent aux piétons de s'épanouir : à Paris intra-muros, la marche demeure le mode de déplacement dominant, représentant la moitié des trajets effectués, soit cinq fois plus que l'automobile...

Mode actif par excellente, la marche présente aussi une dimension de santé publique qui ouvre la voie à d'autres formes de monétarisation des effets des transports. Avec elle, les gains de temps ne se comptent plus à chaque trajet raccourci, mais se traduisent en des durées de vie allongées. Voici encore une autre raison de suivre la marche pour considérer autrement une écologie des modes de déplacement où les systèmes les plus archaïques ne sont pas nécessairement ceux que l'on croit. "

Arnaud Passalacqua 

Extraits du livre " RĖTROFUTUR , une contre-histoire des innovations énergétiques "