21.8.19

Marcheurs écrivains # 3

Sébastien Jallade dans « L’Appel de la route » (Petite mystique du voyageur en partance)

«  Partir (est) une pédagogie permettant à des adeptes de toucher au sacré de l’existence par l’exercice d’une liberté, d’une autonomie.
Les mythes ont fondé le nomadisme occidental sur la quête de soi. Ils nous ont transmis l’errance dans laquelle nous pourrions nous dissoudre, subir des épreuves et revenir dans un état singulier. Derrière chacune de nos épopées personnelles, nous rechercherions l’accès à un savoir caché, ancestral, puisé dans le bain mystérieux de la vie et de l’action loin de notre patrie, qui serait le propos des initiés. Bien des départs sont guidés par la soif des prodiges… Nous rêverions de transgresser les lois de la nature par une confrontation au merveilleux. Les chemins tracés par chacun de nous sont, à des degrés divers, des fragments inconscients de notre quête du miracle de la transformation de soi… 

Quel est donc l’idéal qui nous anime désormais ?… S’il me fallait en choisir un seul, ce serait celui de la quête d’identité. Il est à la source de nos départs et abreuve le nomadisme de ce nouveau siècle par un seul axiome : « je suis libre de devenir ce que je veux être »… (c’est le) slogan d’un nouveau monde qui émerge et qui donne une latitude effrayante et fascinante à chacun de nous… tout nous pousse aux exils passagers ou durables : engagements humanitaires, études à l’étranger, défis lointains, expatriation, relations amoureuses… Nouveau dogme contemporain : une vie sans départ ne pourrait se concevoir comme réussite. En quarante ans, la planète a entamé une mutation sans précédent. Un million de Français vivent d’ores et déjà à l’étranger. Six millions d ‘entre eux ont désormais au moins un parent, si ce n’est eux-mêmes, né à l’étranger et partagé entre plusieurs cultures. Le grand va-et-vient des identités a commencé ! 

Partir est un manifeste… c’est un face à face avec le monde. « Dans chaque acte que nous entreprenons, il y a un message » dit Claude Lévi-Strauss. Bien des voyages naissent dans le défi, exprimé ouvertement ou non, à l’égard de notre système. Partir est une façon d’exprimer sa défiance vis à vis de sa communauté d’appartenance. A travers cette prise de conscience du caractère contingent de nos croyances et de nos valeurs, les voyageurs emportent le secret espoir de pouvoir les changer en retour. Les motivations contestataires paraissent infinies… 

Faut-il une légitimité pour s’émouvoir du monde ?  Pour beaucoup de nos contemporains, le voyage aujourd’hui ne trouve une justification sociale qu’une fois légitimé par un projet scientifique ou humanitaire. Par l’envoûtement gratuit du départ, les voyageurs s’attachent chaque jour à prouver le contraire.

L’obsession du territoire dont on voudrait s’emparer se traduit désormais par la forme de l’engagement. La quête du lieu est progressivement remplacée par celle de la démarche. Le départ devient une conquête… le voyageur s’échappe… il s’engage dans une vision du monde : le savoir-faire d’un médecin ou d’un paléontologue, le langage codé d’un marin, la force d’autonomie d’un marcheur au long cours, sont autant de façons de faire que de dire le monde. Chacun part muni de son propre mode d’emploi du nomadisme… Le chemin appartient alors au pèlerin, et le désert à son ermite ; le montagnard convoite la cime, le marin la haute mer et l’anthropologue une communauté…

A chacun de leurs actes, ils dessinent avec effronterie et poésie les contours d’un rapport franc avec la vie. Une éthique fondée sur l’engagement et la liberté. l’exclusion de la tribu du bien-être transforme le grand départ, sinon en rupture, du moins en chemin de croix… Chacun de leurs gestes, par l’intransigeance et le caractère hasardeux qu’il revêt, est de fait une forme de rébellion contre le jeu social d'aujourd'hui.

Mystérieuse recherche du bonheur à laquelle tant de nous aspirent… Nous faisons l’éloge, non pas d’un territoire, mais d’une part d’humanité commune à chacun de nous. C’est un acte d’amour où l’individu prête enfin une attention au monde et aux autres… Aujourd'hui, le départ devient une réponse à la tendance déshumanisante des sociétés modernes.

Les voyageurs rêvent tous, sinon d’espaces vierges, du moins de territoires isolés… ils se rendent dès lors là où les cartes ne parlent pas encore, ou si peu, car c’est en ces confins que l’imagination se libère véritablement : destinations lointaines, cordillères inaccessibles, îles, déserts, métropoles irrationnelles… Or ces territoires se font rares. En participant à l’inévitable discours une fois de retour chez eux, les voyageurs contribuent à cette frénésie sans fin du spectacle du monde, corollaire symétrique de l’épuisement de nos enchantements…

Le monde est abreuvé par un trop-plein d’images d’ailleurs. L’embrouillamini est tel que certains voyageurs se perdent finalement en chemin, rattrapés par les mirages de leur société d’origine. Afin de justifier leurs projets, ils se muent parfois en artefacts sponsorisés de l’émotion, amalgamant statistiques, beaux projets et images d’eux-mêmes en temps réel, sans retenue…

Exploiter à outrance l’exotisme des aventures personnelles au nom de la mise en scène du vécu me semble aussi fascinant qu’ambigu. Comment broder le fil d’exploits supposés dans les pays lointains alors que tant de femmes et d’hommes vivent quotidiennement dans ces régions ?…

Le récit de voyage est un langage avec ses carcans et sa liberté. C’est une mise en scène romanesque prônant une vérité puisée dans le vécu, mais entravée par les dogmes d’un genre éditorial précis : le rituel par étapes, la peur, la fatigue, la soif, la solitude, les nuits sous la tente, l’imagerie de la rencontre … Mais cette forme de voyage est aussi érigée par certains en un art de vivre, magnifié par le choix du bon bivouac, guidé par l’orientation du soleil à l’aube et la beauté des paysages…
Aux mille façons de décrire la réalité que nous voyons, au travers de films, de récits ou de romans, répond l’infinie variété des langages que l’on s’impose pour décrire le monde ; l’anthropologie, la géographie, l’art, la poésie… les voyageurs aiment picorer leur vocabulaire dans chacune de ces disciplines, avec l’assurance qu’elles offrent toutes des points de vue précieux et originaux autant que des certitudes cloisonnées imparfaites… »


18.8.19

Marcheurs écrivains # 2

Emeric Fisset dans « L’ivresse de la marche » (extraits)

« … Le voyageur ne va nulle part, il déambule, c’est tout. Il n’est qu’un passant… le temps passant, on finit par s’habituer à ne pas avoir de direction, à n’avoir rien d’autre à faire qu’à regarder, à être simplement là. Alors le regard change, les heures du jour s’écoulent avec plus de plénitude et l’on entre dans le temps du voyage, dilaté, épaissi, discontinu. On aime le soir remonter, comme la brume avec la nuit remonte un étang, les quelques images de la journée… Elles posent des passerelles sur lesquelles on marchera le lendemain.


Voyager à pied signifie s’abandonner à l’espace et au temps. A l’espace, car une fois tracée la ligne entre son point de départ et le but qu’il s’est assigné… le marcheur ne sait jamais exactement où ses pas l’entraîneront le jour suivant.. Il sait juste que ce jour là et le jour d’après encore ses jambes le porteront… L’homme qui marche au long cours n’a pas la maîtrise de l’étape. 

Le marcheur, obsédé par l’espace qu’il s’est donné à arpenter, la distance à franchir, engoncé parfois dans ses pensées comme dans son vêtement de pluie, ne devient pas forcément le meilleur des naturalistes ; en revanche, il développe comme nul autre sa faculté de perception et d’émotion.

…(il) est comme un poisson dans l’eau. Son corps s’est endurci, est devenu indifférent aux intempéries, et son esprit, tout à la joie de la vie vagabonde, ne fait plus qu’un avec le milieu qui l’entoure et comprend sans effort le langage des fleurs et des choses muettes.

Le voyageur n’est jamais si mal reçu que par quelqu’un en qui il a placé trop d’espoirs, qu’ils soient de repos, de conversation ou d’amitié. C’est l’imprévu qui fait l’excitation du voyage à pied, et c’est s’abandonner à lui qui transforme parfois un aléa en douceur, une avanie en félicité, au point qu’il est alors possible de goûter à la sérendipité, ce bonheur qu’on ne cherchait pas mais qui est donné à l’improviste et de surcroît.

 Vouloir à tout prix rendre compte de ses étapes et de ses rencontres, inscrire ses pas dans ceux d’augustes prédécesseurs, prétendre donner une connotation humanitaire, écologique, culturelle ou scientifique à son entreprise (sont) des options discutables…
Pour moi, le vrai sens du voyage, et notamment du voyage à pied, est dans l’effort personnel, égoïste, qui consiste à se mettre en harmonie avec le monde – la nature et les hommes. Cet effort inutile ne contribue pas de manière spectaculaire à sauver la planète, mais il représente au moins l’immense mérite de ne pas lui nuire ni de mentir aux hommes qui la peuplent. Car la marche est d’abord, par le dépouillement qu’elle implique, par sa simplicité, une démarche de sincérité… le marcheur à pied, porteur de rêves et d’aventure, reçoit bien plus qu’il ne donne.
                       
Le voyageur à pied immergé dans la nature a-t-il lieu de la craindre ? Lui qui n’a plus ni toit ni porte ni lit pourrait se sentir désemparé… dépassé par la taille des franchissements de rivière à réaliser, par l’épaisseur des forêts… menacé par la faune qui circule et, moins visibles mais plus dangereux, par tous les animalcules qui, loin de pouvoir vous faire mourir d’un coup de griffes ou de patte, vous font dépérir à petit feu… les bestioles qui prolifèrent transforment parfois le voyage en combat incessant contre leurs agressions…
(cependant) la nature n’est pas pour lui un obstacle mais la condition du retour à l’humanité.
Jour après jour, l’homme en marche surmonte les épreuves… 

 Si elle ouvre des portes, la marche ne donne aucun droit, quel que soit l’état de fatigue ou de précarité dans lequel celui qui s’y livre s’est placé de plein gré. Elle oblige au contraire le marcheur à conserver, en la renouvelant sans cesse, une faculté inestimable : l’émerveillement.

Endosse ton sac et trace ton propre chemin, fut-il d’un jour, d’une semaine ou d’un mois ou d’une vie. Tu feras de l’amitié de fortune ta provende et de la nature ton amante…
Ainsi, quand la pluie du ciel de deviendra aussi douce que l’eau de source…le bruit de l’orage précieux comme le grondement des cascades… quand le chaud et le froid te seront indifférents…tu connaîtras l’ivresse de la marche, une ivresse qui ne nuit jamais, une ivresse qui ne passe pas. »