Les jumeaux :
Pour
rejoindre les volcans Parinacota et Pomerape, il faut traverser la pampa, les
ruisseaux, les collines, l’espace lunaire qui s’étend au pied des
volcans ; puis installer la tente au milieu d’un monde immense, où l’on se
sent bien petits auprès des géants qui se dressent au-dessus de l’Altiplano.
Face
aux jumeaux se dresse le grand cousin, Sajama, LE volcan qui domine
l’Altiplano, sommet de la Bolivie, qui du haut de ses 6500 mètres règle la vie
du village, du parc national, et de toute la région.
Parinacota et Pomerape, soudés à leurs bases, semblent
unir leurs forces afin d’obtenir le droit de pouvoir dialoguer avec lui. Sur le
sol meuble constitué de scories, un vague sentier s’évanouit entre les éboulis,
en direction du sommet; demain il faudra le suivre, puis se fier au terrain.
Ce
matin nous montons, poussant sur les bâtons de marche, écoutant notre
respiration et le crissement des « grosses » dans le sol qui se dérobe parfois.
La pente se durcit peu à peu, parsemée de gros rochers posés ça et là, et de
pierres de lave qui roulent sous les pieds. Il faut maintenant poser les mains sur la roche, tirer, pousser un long
moment… sans doute aurait-il fallu contourner cette masse rocheuse où je me
fatigue ?
Derrière moi, certains renoncent, je sens leur déception, nous
aurions tant aimé nous retrouver tous, là-haut !
La
partie glaciaire débute d’un coup, sans transition, un pas dans la roche,
l’autre dans la glace, avec l’étrange sentiment de changer de monde, une
sensation qui bouleverse l’esprit. Je chausse les crampons en espoirs de
facilités; erreur ! Une neige croûtée,
irrégulière, incrustée de glaçons et de trous déséquilibre mon corps instable
qui s’enfonce jusqu’aux chevilles ; chaque pas doit être réfléchi, car le
vent et le soleil ont sculpté le sol d’une façon qui m’est inconnue. Si je pose
le pied sur une partie haute, la glace casse, le pas est à refaire, la
respiration aussi, les secondes et les minutes s’enfuient… Je tente de repérer
des trous de bonne taille, d’y poser les pieds, mais les crampons se coincent
dans les creux dont il faut s’arracher ; les efforts se répètent, le
souffle s’accélère…
Usure
du temps qui passe, du vent qui fouette les joues, des pieds torturés qui se
tordent et louvoient entre les pénitents de glace, ces petits pénitents blancs
qui m’observent… s’arrêter, respirer… regarder… évaluer les distances et
l’altitude… pourquoi ai-je pris ce gros sac… ?
6000,
6100… Deux cents mètres me séparent du sommet ! Le rêve s’exhausse, mon pas
s’accélère, le cheminement paraît plus évident maintenant que je n’ai plus à y
penser… Dod, le compagnon revenu à mes côtés en cette fin d’ascension
m’encourage, me fait comprendre que désormais le sommet s’offre à moi.
Tout
là-haut le vent hurle, bouscule les corps, les oblige à s’incliner,
s’agenouiller, fait plisser les yeux qui se portent vers le vide du
cratère ; le regard bascule dans les entrailles du volcan, cette montagne
inversée située à l’intérieur d’une autre : un chaos de roches, d’éboulis
et de crêtes en contrebas, formant un monde intérieur. J’en reste
pantois ; par un simple basculement du regard, la moitié de ce que j’ai
gravi d’un côté semble subitement manquer de l’autre ; le vide me sidère, celui
de la matière disparue qu’une formidable explosion aura arrachée à la masse
rocheuse.
C’est
le temps des accolades, des photos, de l’oubli des souffrances ; des
remerciements aussi, au compagnon présent qui a effectué un second rush vers le
sommet pour venir lire dans mon regard l’étonnement et la joie… Au-delà de nos
différences, cet instant commun restera en nous, après que les chemins de nos
vies auront divergé.
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Article publié dans la revue "BOUTS DU MONDE" :