LE LIVRE :
EXTRAITS DE
MON CARNET DE VOYAGE :
* * * L'ANGLETERRE * * *
51°47’ – 00°00'00'' Greenwich, capitale du méridien 0°.
Je sais que, maintenant, quelqu’un me suivra de loin depuis Greenwich. Je me sens bien. En avant !

51°08' Prévisions.
Aujourd'hui, j'ai perdu mes heures, j'ai perdu ma trajectoire, j'ai perdu des kilomètres, mais j'ai retrouvé un camping : le second seulement depuis trois semaines. Je crois que je vais y rester deux nuits.
Ah! J'oublie un détail : Macron a été réélu Président aujourd'hui. Mais ça, c'était prévisible.
50°78' Peacehaven : GOAL !

Je repars, l'esprit et le corps légers, pour parcourir les derniers kilomètres qui mènent en une heure au monument érigé à Peacehaven, en bordure de mer, sur une petite falaise. Le monument marque l'extrémité sud du méridien de Greenwich en Angleterre.

L'attente.
Juste ressentir.
* * * LA MANCHE * * *
Seul ? Plus vraiment. Car de l'autre côté de la Manche, une équipe de marins s'est constituée. Cinq marins du yachtclub des communes de Dives, Cabourg et Houlgate, la SRD (Société des Régates de la Dives), travaillent depuis des jours et des semaines à préparer un voilier, la Marajo. A mettre toutes les chances de notre côté également. Mon défi devient le leur : traverser la Manche, en suivant au plus près possible le méridien de Greenwich. Mon périple devient une affaire d'équipe, une alliance de compétences, un trait d'union entre la terre et la mer.
Michel Lemonier est le président de la SRD. Il est propriétaire de la Marajo. Sur le voilier, il sera accompagné de Frédéric Dumont (skipper) et de Charles Dupuis (3ème équipier). Sur terre, Didier Beaudiment apporte son aide logistique et de communication. Il avait déjà remué ciel et mer pour essayer d'associer le yachtclub de Brighton en Angleterre. La traversée est programmée pour les 2 et 3 mai, si Éole le veut bien. La Marajo partira de port Guillaume, et devra effectuer un aller-retour, avec seulement quelques heures de repos. Autant dire que si mon corps se repose, ma tête elle, commence déjà à faire des vagues...
C'est le jour tant attendu, celui de mes rencontres, celui de la traversée. Nous réussissons à nous retrouver tous, le 2 mai en fin d'après-midi : j'ai la joie de présenter Hilda et Graham aux équipiers de la Marajo qui vient d'accoster à Newhaven. L'itinéraire terrestre du méridien va pouvoir se prolonger sur mer, grâce à nous tous :
Quelques heures plus tard, nous franchissons le 50ème parallèle avec une précision irréprochable. Les navigateurs déploient tous leurs talents maritimes.
Les vents de fin de journée permettent une navigation très agréable, en profitant pleinement du coucher de soleil.

LES TRANSITIONS :
* * * La FRANCE * * *
Objectif 3000 mètres.
49°32' Villers-sur-Mer - altitude 0 mètre.
Le premier point d'entrée du méridien en France se situe au centre-ville de Villers-sur-Mer, sur la plage. Je m'y rends en milieu d'après-midi en cette belle journée du début mai, prêt à repartir après avoir profité des beaux moments passés ensemble...
49° 07’ Le bocage normand.
Le parcours se compose de chemins et de petites routes très peu fréquentées. Une petite jonction s'avère très difficile à réaliser entre deux chemins dès le second kilomètre de cette étape : des barbelés à franchir, un vallon où l'herbe est très haute, un terrain mal entretenu… Je m’en sors. La température monte au fil des heures. Je me protège du soleil. Le pays d'Auge se compose de prairies et de haies, les grandes propriétés se renferment derrière des barrières et des caméras de surveillance.
Les grandes maisons normandes, à colombages, imposantes, s'admirent de loin. Les haras se succèdent et rivalisent entre eux par leur taille et leur modernité. Peu de petites-maisons. Pas de village, ou simplement une église et un hameau. Rien d’autre. Aucun commerce. Je marche jusqu’à 17 heures sans manger, jusqu’à Mézidon où je trouve enfin un café et une supérette tenue par un jeune couple sympathique. Après une nouvelle heure de marche, je demande à un fermier qui coupe l'herbe dans sa cour de me laisser une place à l'entrée de sa prairie. Il accepte.
48° 91’ Rencontres.
Ce matin, il y a une voiture garée
à 20 mètres de ma tente, dans la cour de la ferme où je me suis installé. Elle
n’y était pas hier soir. A l’intérieur, l’ami Marc, venu m’accompagner pour trois
journées de marche. Pendant que je replie ma tente, il prépare son sac qu’il
remplit de victuailles variées, y compris un steak et un tupperware contenant
un plat qu’il a cuisiné. Quelqu’un lui aurait dit que je ne mangeais pas assez… Me voici donc accompagné d’un sherpa-cuisinier avec lequel nous maintenons
sans trop de difficulté le cap des 180 degrés. Nous sommes toujours en pays d’Auge.
Cependant l’architecture rurale change au fur et à mesure de notre progression
vers le sud. Les grandes propriétés et les haras laissent place aux
exploitations agricoles et aux prairies où broutent les vaches. Nous retrouvons
quelques maisons au bord des petites routes où ne passe quasiment aucune
voiture. Nous marchons toute la journée en ne traversant que quelques hameaux.
Pas un seul commerce. Dans les années 60, le remembrement avait fait d’importants
dégâts dans les paysages agricoles français. Depuis les années quatre-vingts, la
multiplication des grandes surfaces autour des villes et des banlieues a
détruit le tissu commercial des villages français. Marcher pendant 100
kilomètres en traversant des dizaines de communes avant de trouver une épicerie pose
quelques soucis aux randonneurs. Aux habitants aussi...
Passage du 49ème parallèle. J’en profite pour le prendre en photo sous toutes les coutures, c'est à dire ses quatre points cardinaux, tandis que Marc le filme et enregistre l'événement.
48° 55’ Bois et forêts.
Nous quittons Argentan et ses quelques
beaux monuments historiques par un joli petit plan d’eau apprécié des pêcheurs.
Au loin, se profilent des collines boisées. Nous nous en approchons lentement.
Les côtes s’accentuent, les sous-bois s’épaississent, les fermes et les maisons
se font encore plus rares. Nous pénétrons dans la forêt d’Ecouves, sauvage et accidentée.
C’est la partie la plus haute du méridien dans sa moitié nord, à 400 mètres
d’altitude.
L’eau c’est la vie… Chaque fois que nous en buvons nous retrouvons quelques forces. Chaque fois que nous en demandons, nous partageons une tranche de vie avec nos bienfaiteurs. Ici, c'est un homme d'origine américaine, né à New York. Il est violoniste professionnel et a joué avec quelques sommités du jazz américain. En France aussi. Il a un hobby : le jardinage. Il s’est pris de passion pour les érables. Il en a planté plus de 500 pour faire un joli jardin original que des botanistes viennent parfois visiter. Là, ce sont deux femmes qui vivent à la lisière de la forêt. Elles s’occupent de leurs nombreux chats et se promènent chaque jour dans la forêt qui les inspire et dont elles aiment écouter les bruits. Elles nous proposent de dormir dans leur jardin. Nous préférons faire comme elle : filer au cœur de la forêt d'Ecouves pour y planter notre bivouac. Ce soir, nous discutons sous les arbres et mangeons sur le tapis des feuilles sèches. Marc dort à la belle étoile. Les bruits de la forêt nous bercent avant de nous endormir profondément.
48° 38’ Hospitalité.
A Mieuxcé, je traverse la rivière Sarthe. J’entre par la même occasion dans mon troisième département, après avoir parcouru le Calvados et l’Orne, du nord au sud. À Moulins-le-Carbonnel, il y a une ferme : La Girardière. On y élève des taurillons, pour leur viande. Le petit-fils de paysans disparus a repris l’élevage. Ses parents, qui avaient un autre métier viennent souvent prêter main-forte. C’est le cas aujourd'hui. Je leur demande un carré d’herbe pour poser ma tente. Ils m’offrent le repas que je partage dans leur cuisine. Une nourriture simple et bonne, à leur image. Ils refusent le billet que je leur tends. Nous vérifions ensemble le tracé du méridien que je sais très proche : il passe dans leur cuisine. Je suis assis dessus!
Des routes. Il y en a de toutes sortes. Je laisse de côté les autoroutes où l’on ne peut mettre un pied dessus sans risquer de le perdre aussitôt… Il y a les rouges, parce qu’elles sont de cette couleur sur les cartes Michelin. Rouge aussi sur l’échelle de dangerosité : elles sont parfois assez larges pour que vous puissiez y marcher sur le bas côté. Parfois pas. Dans tous les cas, le vacarme qui y règne vous incitera à en sortir au plus vite, si le courant d'air d'un poids lourd ne vous a pas déjà jeté au sol. Il y a les jaunes, qui parcourent la campagne française et permettent d'atteindre n'importe quelle commune parmi les 36000 existantes, pourvues ou non d’une mairie. Je pense que les cartographes devraient acheter davantage de crayons de couleurs. Par exemple un jaune citron, pour indiquer les petites routes départementales qui relient de paisibles villages en de jolies courbes traversant prairies et petits bois. Vous y marchez sur le bord de la route, du côté recommandé par le code de la route, certain qu’au cas où vous croiseriez une voiture, celle-ci s'écarterait prudemment de vous. Mais aussi jaune orangé, pour celles qu’on a aménagées au fil des ans pour permettre au travailleur habitant à la campagne de se rendre plus rapidement à son boulot en périphérie d’une ville. Pour peu que la commune ou le département aient oublié de faucher le bas-côté, c'est à vous de deviner la trajectoire du véhicule qui vient à votre rencontre, en tenant compte de sa vitesse et de l'espace qui vous restera à l'endroit où elle vous croisera… Enfin il y a les blanches. Blanches, parce que le cartographe était cette fois-ci en manque d'inspiration. Moi, ce sont mes préférées parce que justement elles m'inspirent, ces petites routes : elles relient de simples hameaux, ou simplement une ou deux maisons. Parfois, elles finissent à l'orée d’un bois, se transforment en chemin, débouchent sur un lac ou une rivière. Moi, je les teinte en gris pour certaines, en vert pour d'autres. En gris, celles qui vous permettent de marcher et rêver en leur milieu, parce que vous entendrez toujours le moindre petit moteur de mobylette à un kilomètre à la ronde. Leur sol est un mélange d'asphalte et de graviers, une seule voiture peut y passer à la fois, qui ne sera jamais pressée car son conducteur regardera comme vous les talus fleuris, la maison d'un garde forestier ou les fruits sur les arbres. En vert, celles qu'on a un jour goudronnées parce que c'était une année d'élections municipales mais où il y a si peu de véhicules que l’herbe et les mousses arrivent à pousser sur le bitume. Il y a si peu de maisons ou de fermes que lorsqu'on y fait malgré tout une rencontre, celle-ci peut se finir en invitation à prendre un café ou partager un repas. Ce sont, bien sûr, celles que je recherche...
Un article de Caroline Devos dans :
" la Nouvelle République " :
48°18’ Vers
Conlie.
Entre Fresnay et Conlie, la campagne est assez peu peuplée. Très peu de maisons. Alors, lorsque quelqu'un vous interpelle depuis sa fenêtre ouverte pour vous demander si tout va bien, vous vous arrêtez. Ce couple de retraités parisiens a acheté une masure voici 36 ans. Ils l'ont entièrement retapée pour en faire une coquette petite maison. Lui, cultive son jardin, ce qui l'aide à oublier les turpitudes parisiennes vécues lorsqu’il travaillait aux Champs Elysées. Elle, cuisine et profite du cadre agréable de leur coin de nature. Ils me font visiter leur jardin et nous finissons la discussion assis autour d'une bonne bière. Bonne mais pas très recommandée pour marcher ; j'ai un peu de mal à retrouver la juste cadence !
Neuvillalais.
Son église comporte un clocher qui sert de point géodésique pour calculer avec précision les données nécessaires à l'établissement des méridiens. Un panneau pédagogique très bien fait donne des renseignements utiles. C’est à cet endroit que je retrouve les amis Jean-Luc et Françoise. Ils vont me tenir compagnie pendant deux jours. Alors, nous filons vers Conlie pour nous installer au camping municipal et papoter à loisir.
47° 40’ Voies publiques, Voies privées.
Aujourd’hui, je marche dans le Maine et Loire. Au programme : petites routes grises et forêts épaisses Direction Lasse, petite commune maintenant rattachée à Noyant. J’attendais de passer dans cette petite commune depuis longtemps : un superbe marqueur du méridien est érigé au bord de la Nationale 766. Nous y passons très souvent en famille lorsque nous voyageons vers Nantes ou la Bretagne. C’est « notre » marqueur. Sur la commune, deux grosses entreprises sont implantées, dont La Salamandre, une usine de recyclage énorme, propriété du groupe Véolia. C’est un agriculteur auquel je demandais l'état d'un chemin qui me l'a dit. Ceci expliquerait l’importance et la beauté de ce monument qui a coûté 7000€. Je le classe parmi les cinq plus beaux monuments consacrés au méridien. Il paraît que la commune a aussi financé la construction de la salle des fêtes, sans recourir à des prêts bancaires. À Lasse la mairie est close. Mais je trouve à proximité un habitant intéressé par mon histoire et celle de sa commune. Il me prend en photo et enregistre l’adresse de mon blog avec l’idée de proposer un article pour le journal communal.
Je repars et pénètre bientôt dans une forêt où un panneau indique: « forêt domaniale ».
La forêt domaniale devient totalement privée au bout de quelques centaines de
mètres… Trop tard; j’enjambe les chaînes et les troncs d’arbres mis en
travers des chemins. Lorsque je ressors de la forêt trois quarts d’heures plus
tard, je tombe sur le propriétaire qui me demande d’un air narquois si je me
suis perdu : « Mais pas du tout, monsieur, bien que n'étant
jamais passé par là… » lui dis-je… Il se lance alors dans un petit
discours dont le thème semble être : « domaine public où
domaine privé, quels sont les droits de chacun et qui doit les entretenir ? »
J’ai un petit avis là-dessus mais ne lui en fais pas part, parce qu’il faudrait
commencer par lui dire que ses chemins à lui sont moins bien entretenus que
dans la partie publique et qu’il vient de me confier qu’il les avait rachetés
parce que les communes ne voulaient plus financer les coûts de nettoyage… Je
repars donc sans polémique sur une petite route toute nette, suivie d'un chemin blanc parfait sans trous ni
ornières, vers un hameau situé sur le méridien.
47°24' C’est jour de Loire !
À l’heure ou le ciel s’embrase, nous nous rendons sur la rive nord de la Loire. Manick est venue, nos amis Pierre et Béa aussi, avec un canoë perché sur le toit de leur voiture. Nous repérons un endroit adéquat pour mettre le canoë à l’eau demain matin. Le paysage s’ouvre à 180° avec les clochers de Vouzay et de Parney face à nous. Demain je traverse la Loire !
Croyez-moi, il n’y a pas de plus grand bonheur que de se retrouver entre amis sur la rive d’un fleuve dont les eaux brillent comme 1000 diamants. Nous y ajoutons quelques touches de couleurs : le vert d'un canoë traditionnel et les deux extrémités oranges de nos pagaies. Nos pieds pénètrent dans l’eau transparente, nos corps s’assoient au fond de l’embarcation, nos bras s’agitent à droite et à gauche. L’embarcation file en diagonale, contourne un banc de sable, racle quelques fonds de gravier, évite de se perdre du mauvais côté d’une île. L’autre rive est vite trouvée. Nous serions bien restés jouer encore un peu avec les courants. Mais deux journalistes nous attendent déjà. Ils sont venus voir un énergumène qui se balade de toutes les façons possibles sur le méridien de Greenwich…
Un article dans " Kiosque - Saumur " :
https://www.le-kiosque.org/saumurois-il-traverse-leurope-en-suivant-le-meridien-de-greenwich/
46°88’ Le Verdésert.
Je viens d’entrer dans le
département de la Vienne. Ici les chemins ne sont faits que pour desservir les
champs et leurs cultures. Je me revois un mois plus tôt, lorsque je parcourais
les grandes étendues agricoles anglaises du Lincolnshire.
Ici, le déclin de la vie paysanne
atteint des profondeurs inégalées. Mis à part la commune des Trois Moutiers
qui conserve quatre ou cinq commerces, tous les villages sont absolument déserts. Il
arrive d’en traverser sans voir un seul humain, seulement un chat parfois, ou quelques
chiens hurleurs derrière des grilles rouillées. On compte les maisons en bon état.
Les autres perdent leurs ardoises, les huisseries pourrissent, les murs se
lézardent, les jardins se dessèchent. Qu'elle est triste cette campagne où seuls
quelques tracteurs animent au loin le paysage! Mes pieds souffrent sur la
dureté des chemins, mon âme souffre sous la chaleur qui revient.
Que reste-t-il de la nature lorsqu’on y a enlevé ses arbres, ses haies et ses chemins ? Le Verdésert : des étendues à perte de vue de cultures céréalières savamment choisie, sélectionnées, boostées à coup d’engrais et d’insecticides. Aucun animal ne s’y aventure, ni sauvage ni domestique, soit parce que la nourriture ne leur convient pas, soit parce qu'on les y a chassés. Il ne reste que le vert des jeunes pousses de printemps, clonées à des milliards d’exemplaires. On circule autour des champs par de petites routes désertes dont l’asphalte fond sous le soleil. Aucune ombre n'est possible. Parfois un petit miracle se produit : un accident de terrain a empêché qu’on aille labourer au fond d’une dépression parcourue par un petit cours d’eau. La Dive s’écoule secrètement, longée par un sentier. Quelques centaines de mètres plus loin, le Verdésert réapparaît… J’ai attendu que le soir arrive pour effacer ces images de tristesse par la joie de retrouver quelques proches. Mes cousins et cousines m’attendent dans un petit camping. Une soirée de quiétude bienheureuse autour d’un pique-nique et d’une bouteille de rosé. Mon esprit se nettoie des spleens qui l’encombraient.
45°71' Douzat (Charentes)
J’ai vu mes premières vignes produisant du Cognac ce matin. Parti en pleine forme sans aucun pansement aux deux pieds, j’avale les kilomètres d’excellents chemins parfaitement entretenus qui serpentent entre des cultures variées, des vignes et des bosquets. Des collines aux courbes gracieuses, des maisons coquettes, un ciel garni de nuages gris et blancs, une température idéale pour la marche. Une journée comme celle-ci on la savoure, on la déguste des deux pieds, des deux oreilles aussi, car les oiseaux sont comme moi, ils l’apprécient et le font savoir. Les bourgs sont vides mais pas inhabités : c’est dans les vignes qu’on trouve du monde ; on y travaille à contenir la croissance des jeunes pousses ; parfois en musique, en lançant un grand "bonjour!" aux marcheurs qui passent par là. J’arrive à Douzat. Il est 16h30 et j'ai un choix à faire : poursuivre ma route pendant deux heures, ou attendre Julien à qui j’ai donné rendez-vous sur un terrain municipal. Il est temps de mettre en application la promesse que je m’étais faite pour les jours suivants : marcher sans effort, profiter des soirées au bivouac, avancer en randonneur bienheureux. Alors à tout à l’heure, Julien.
JULIEN :
Julien et François : l'histoire de notre rencontre sur la petite commune de Douzat est peu banale. Nous pensons tous les deux qu'elle était tout à fait improbable. Pour chacun de nous, elle n'était même pas souhaitable. Pourtant, depuis quelques jours, nous avons tout fait pour qu’elle ait lieu, après avoir passé un certain temps à nous ignorer ! Des circonstances singulières, nous réunissent ici aujourd’hui au kilomètre 402 du méridien, soit un peu plus de la moitié du parcours. Parce que Julien parcourt le méridien de Greenwich dans sa partie française, de Villers-sur-mer à Gavarnie. Il a choisi cet itinéraire parce qu’il pensait que personne ne l’avait parcouru auparavant. Moi aussi ! Il est parti de Villers le lendemain de mon départ au même endroit, sans connaître mon existence ni mon projet. J’ai commencé moi aussi ma traversée de la France sans connaître l’existence de Julien. Ainsi, nous sommes deux à être partis du même endroit, à quelques heures près - une étape de différence - pour parcourir les 735 km du méridien en France alors que personne ne l’avait déjà fait ! La coïncidence des faits avait été remarquée par un journaliste d’un quotidien local, Le Maine Libre, informé de nos aventures, qui donna à chacun de nous le moyen de pouvoir nous contacter. Autant dire que nous fûmes tous deux stupéfaits ! Et que nos premières intentions ne furent pas très coopératives. « Je vais le bouffer tout cru ce petit vieux ! » se mit à penser Julien. « Il n’aura pas ma peau ce petit jeunot ! » se persuada François. Julien est jeune et sportif. Il a 20 ans, il est rapide, courageux, déterminé. Motivé et généreux également : il veut à la fois se lancer un défi personnel et médiatiser son parcours afin de parler d'une association caritative, présidée par le père d'une enfant polyhandicapée. Son objectif sportif est d’atteindre le Marboré à 3000 mètres, en une trentaine de jours, sans aucune journée de repos, en ne dormant que sous sa tente. Mes règles à moi sont légèrement différentes mais l’objectif principal dans la partie française identique : atteindre le Marboré, en suivant le méridien par le chemin ou la route la plus proche, mais sans contrainte de temps, en utilisant le bivouac de façon principale mais pas exclusivement. Pour l’un, le défi d’une course inédite. Pour l’autre, l’ouverture d’une voie pédestre encore inexistante.
Le problème de Julien était que tant que j’étais devant il ne pouvait réaliser son objectif. Le problème de François était que si Julien le doublait, il n’était plus le créateur de cette nouvelle ligne. Pendant dix jours, du 14 au 24 mai, nous marchâmes donc tous les deux au maximum de nos capacités. François, avec un sac plus léger, ne s’arrêtant qu’une à deux fois par jour; Julien, marchant plus rapidement, mais contraint à des pauses plus fréquentes. Il nous fallut tout ce temps pour comprendre et évaluer ce que l’autre faisait et quelles étaient ses possibilités. Au fur et à mesure s’installa une sorte de respect distancié. Julien connaissait ma position chaque soir en consultant mon blog. Il me transmit l’application qui me permettait de le localiser en direct. Nous parcourûmes ainsi la moitié de la France jusqu’au village de Longré - kilomètre 372 - et son 46ème parallèle. Julien devenait de plus en plus pressant et je le comprenais. J’étais pour ma part de plus en plus rassuré : je venais d'ouvrir en tête la première partie de l’itinéraire français, après avoir parcouru la partie anglaise et participé, avec l’équipage de la Marajo, à l’ouverture de la partie maritime, de l’Angleterre à la France. Il était temps d’accorder nos violons. De ne pas craquer physiquement pour ma part et pour Julien d’entrer dans l’histoire de la création pédestre du méridien de Greenwich.
Nous opérons notre jonction le 25 mai, sur un terrain municipal de la petite commune de Douzat et décidons de passer une nuit de bivouac en commun. En guise de bonne intention, une photo commune, bras dessus bras dessous, pour la postérité. Un échange de cadeaux de circonstance : un melon à partager tous les deux pour ma part (c’est lourd un melon porté toute une journée dans un sac à dos !), une balle de fusil percutée et écrabouillée par un char de la part de Julien. Il l'avait ramassée en traversant le camp militaire de Avon. Après avoir hésité, j'accepte ce cadeau, comprenant que cette balle est le symbole d’une guerre qui n'a plus lieu d'être ! Un pacte est scellé au cours de la discussion : François vient "d'ouvrir" la partie française du méridien, Julien devient le premier « finisheur » du méridien, après avoir pris la tête sur la seconde partie. Pour ce qui est des Pyrénées, chacun choisira sa propre voie, sachant que le guide pyrénéen Bruno Valcke a déjà créé cet itinéraire. Ainsi, du Nord de l’Angleterre au sud de la France nous serons déjà cinq à avoir travaillé sur une partie du méridien : Hilda, Graham, François, Julien, Bruno et quatre supplémentaires pour la traversée de la Manche : Michel, Frédéric, Charles, Didier. Je crois que cette histoire commence à devenir belle. Julien vient d’y entrer.
L'association soutenue par Julien :
https://www.honorine-leve-toi.org/
45°14’ Moscou !
Cette extrémité sud de la
Charente est assez accidentée. Des vallons et des collines un peu partout, le
paysage est varié, tout est beau. Les hameaux sont habités mais il n’y a aucun
service, aucun commerce, ici tout est trop petit. Je n'ai plus de produits
frais. C'est un petit miracle qui se produit lorsque je découvre une ferme
bio : je vais pouvoir manger des courgettes jaunes, des fèves, du pain bio
et boire du jus de pomme.
Ce soir je peine à trouver un
endroit où bivouaquer car je ne vois personne dans les maisons et décide d'éviter
les bois remplis de tiques. Un petit panneau bleu indique « Moscou » devant
une maison coincée entre une prairie et un joli jardin. J’entre. La
propriétaire des lieux m'explique que cette maison a jadis appartenu à l'un des
participants de la Campagne de Russie, sous Napoléon.
Ce matin, je suis parti de Moscou sans avoir demandé le prénom de mon hôte. J’en suis à posteriori tout chagriné. Alors pour moi, elle sera « Natalia », comme dans la chanson. Me voyant préparer mon sac avant de partir, elle m’a donné de quoi faire un bon pique-nique : œufs durs, fromage, abricots secs et un petit bol de fraises des bois ramassées sur son terrain, que son ami le chevreuil a bien voulu lui laisser. Je l’avais remarqué hier soir en arrivant : un chevreuil pas du tout craintif, qui broutait tranquillement à une dizaine de mètres de la maison, sans que les aller-venues ne l’effraient. Il se sent un peu chez lui ici, dans ce jardin sans clôture où on lui fait signe d’entrer. Il répond en battant des paupières et en tournant ses oreilles. Cette nuit, il est venu pousser quelques cris près de ma tente. Il ne se risquerait jamais à aller faire ça du côté de la ferme des chasseurs.
45°00' – 00°00’ : L’Association " Greenwich - 45° ".
Aujourd’hui, c’est par une succession de petites routes que je passe de la rivière l'Isle à la Dordogne, au pont de Castillon-la-Bataille. Entre-temps, on franchit l’autoroute A89. Immédiatement après, légèrement sur la droite, se trouve le point de jonction du méridien de Greenwich avec le 45ème parallèle. On trouve dans certaines communes des repères matérialisant le méridien 0°. Mais aucun n'indique le franchissement d’un parallèle. Moi qui avais pris comme un jeu la recherche de tous les points de jonction des parallèles avec la longitude 0°, depuis le nord de l’Angleterre, me voici quelque peu ébahi : deux panneaux fléchés mènent à un poteau scellé dans le sol. Il matérialise le croisement du 45ème parallèle avec la longitude 0°. Encore plus surprenant : un écriteau explique que le site est géré par une association "Greenwich - 45" dont le numéro de téléphone est donné. Moi qui m’étais imaginé membre d’un institut virtuel de Géolocalisation - « IGG » - me voici en train d’appeler le président d’une véritable association consacrée à un parallèle. Certes ce n’est pas n’importe lequel : il s’agit tout de même du centre géographique de tout l’hémisphère nord. Le milieu exactement entre le pôle nord et l’équateur. Après tout, ce n’est pas stupide : Greenwich est la capitale de la longitude 0°. Son Observatoire Royal reçoit la visite de plus de 800 000 visiteurs chaque année. Les agences de voyages y emmènent les touristes par bus entiers. La petite commune de Puynormand pourrait bien être, elle aussi, la capitale géographique de l’hémisphère nord! C’est exactement ce qu'a imaginé André Stanghellini, qui m'invite aussitôt à le rencontrer chez lui, deux kilomètres plus loin. Il me reçoit avec sa femme Marie-José. Nous allons passer trois heures ensemble à discuter de nos idées et aventures respectives autour d’un déjeuner auquel je suis convié. L’association compte trois adhérents, dont André, le président. N’étant pas d’ici, je propose d’être le 3ème et demie… Humour mis à part, il y a quelque chose de réellement sensé, réfléchi et documenté, dans la démarche d’André. Il s’est adjoint les conseils scientifiques d’un géographe, responsable de l’association d’astronomie de Bordeaux, et du vice-président de la société d’astronomie nationale. André a vu les choses en grand, très grand. Un peu trop au goût des décideurs politiques, administratifs et financiers. La Chambre de Commerce, la société autoroutière, l’IGN, la Communauté de communes, tous ont jugé exagéré d’ériger un monument, prévoir un parking, installer des panneaux pédagogiques, construire un bâtiment pour accueillir visiteurs et élèves venus prendre une leçon en plein air… J’ai regardé la petite maquette en carton qu’ André avait imaginé faire installer sur le site, en taille honorable : j’ai tout de suite pensé à une œuvre d’art : un stabile d’Alexander Calder avec deux flèches élancées vers l’espace, croisées à angle droit. André ne pense pas seulement à éduquer et instruire, il donne aussi une dimension artistique à sa démarche. Une alliance de la poésie et des sciences. Sans doute a-t-il appris à raisonner ainsi au cours de sa vie professionnelle, à parcourir le monde de la Polynésie à l’Afrique. Ancien élève de l’Ecole de Santé Navale de Bordeaux, il a passé 25 ans de sa vie en Afrique au titre de la Coopération pour lutter contre les maladies endémiques comme la lèpre, la bilharziose et surtout la maladie du sommeil. Une vie passée à connaître la géographie mondiale et pourvoir aux nécessités humaines. Alors moi, modeste globe-trotteur et éducateur de métier, je ne peux que le comprendre et espérer que son rêve devienne réalité. Se trouvera-t-il un jour des élus, journalistes, écrivains, entrepreneurs, financeurs suffisamment persuasifs et convaincus pour traduire tout cela sur le terrain ? Pensez-vous qu'il fut inutile de financer des vies entières d'astronomes et géographes qui passèrent leur temps à mesurer la distance entre les étoiles et la Terre ? Et qu’il serait inutile de l’expliquer en un lieu aussi symbolique que réel à Puynormand ? J’ai promis à André de lui envoyer mes photos des autres points de croisement des parallèles avec le méridien de Greenwich. Sait-ton jamais ? Peut être auront-elles un jour une petite place dans le grand centre d’interprétation pédagogique voulu par André ? Merci André et Marie-José pour ces quelques heures de bonne compréhension !
44° 67’ l'Entre-Deux-Mers.
Entre la Dordogne et la Garonne se trouve l'Entre-Deux-Mers, dans le département de la Gironde. Les vignes poussent sur les pentes d’un pays légèrement vallonné. À priori, il semble un peu bizarre de nommer ainsi une région située entre deux fleuves. Maintenant, je le comprends vraiment : venez marcher quelques heures seulement sur les routes et chemins qui séparent où relient les parcelles et domaines viticoles. Au bout d'un moment, vous aurez l'impression de naviguer sur la Mer des Vignes. Les vertes ondulations du paysage ressemblent aux vagues de l’océan. Parfois, un bosquet, un cyprès ou la tour d’un château simulent un paquebot, un voilier, un phare situé sur l’horizon. Marcher vers le sud revient à tenir le cap. Parfois, on se trompe de quelques degrés. C’est ce qui m’est arrivé lorsque je suis arrivé à Soussac, dans la propriété d’un vigneron. Il ne m’en a pas tenu rigueur, au contraire. Il en a profité pour me prouver que la mer des vignes était bien liquide. De la couleur verte, on pouvait passer à la couleur blanche d’un breuvage aux saveurs aussi bien minérales que marines… Il s’est douté qu’en repartant, il faudrait me montrer la voie à suivre ; alors, il me l’a montrée, là-bas, à l’horizon. Sans oublier de me mettre « une fillette » dans le sac à dos, pour étancher ma soif. « Bons vents! » Ai-je cru l’entendre dire…
43° 23’ Au pays des Landes.
De Romestaing à Sauméjan, les chemins sont sablonneux. Il y pousse les pins des Landes, quelques variétés de chênes et des fougères, partout. Elles envahissent les sous-bois, les parcelles déboisées, les chemins… Après la Mer des Vignes de l’Entre-Deux-Mers, me voici dans la Mer des fougères du pays des Landes. Je chasse deux tiques qui circulent sur l’un de mes bras et espère qu'aucune autre ne viendra s'immiscer dans les replis de mon corps. Je finis par trouver de belles allées bien entretenues ; mon pas s’accélère. De temps à autres, une ferme forestière. Elles sont généralement occupées par des personnes dont on devine qu'elles ont trouvé là un mode de vie atypique, légèrement reclus et partiellement autarcique. Dans l’une d’elles, on m’offre un café, on m’indique quels chemins suivre de préférence, en fonction de leur état. Au bord de l’un d’eux se promène une tortue d’Hermann. Je n’en avais jamais vu en liberté et prends un peu de temps à rester en son compagnie. A Sauméjan, petit bourg forestier, le tonnerre gronde, l'orage menace. La mairesse m’indique le terrain attenant à l'église : j'y serai à l'abri… du paratonnerre. Tout près de là, se trouve un petit centre appartenant la Ligue de l’Enseignement. Ce soir, il s’y trouve trois éducateurs et cinq jeunes qu'ils encadrent. Ils viennent à ma rencontre près de ma tente : ils savent qui je suis. Julien est passé ici deux nuits auparavant et leur a parlé de moi. Ils m’invitent à dîner avec eux pour manger une poule au riz, cuisinée selon une recette africaine par la cuisinière du groupe. En toute simplicité et véritable hospitalité. Bravo à eux tous et grand merci.
Un article du journal " Le Républicain " (Lot et Garonne) :

44° 02’ Morosité.
Ce fut une des plus longues journées de marche, une des plus fatigantes, celle où je me suis le plus inquiété du choix des chemins, celle où j'eus le plus soif, la seule où l’ennui est venu me prendre. La fatigue aussi. J’ai passé toute la journée dans cette partie de la forêt des Landes. Des chemins verts pas fauchés, remplis de fougères qui montent jusqu’aux épaules. Des pistes carrossables sur des kilomètres de lignes droites. Des plantations de pins sur des milliers d’hectares. Des kilomètres de grillages hauts de trois mètres pour empêcher les pins de se sauver. À moins que ça ne soit pour les chevreuils et autres gibiers. On les chasse, enfermés dans des enclos ! Les randonneurs et autres passants sont priés de se détourner de quelques milliers de mètres. Mais pourquoi réserver tant de forêts à l’usage exclusif de quelques riches pratiquants ? J’ai marché toute la journée sans croiser une seule maison habitée. J’ai vu des chevreuils mais aucun humain. Je n’ai pas prononcé une seule phrase et n'ai jamais pu demander d’eau. Rien d'autre que la forêt, ou les plantations mécanisées de pins alignés à la queue leu leu. Alors, j’ai marché jusqu'à ce que j’en trouve, de 9h30 à Sauméjan jusqu'à 19h30 au nord de Gabarret : dans une petite maison isolée, juste après la réapparition de premières cultures agricoles. Il était temps. Une autre maison est abandonnée : j’utilise sa prairie fleurie pour y installer ma tente.
43°10’ Au pied
des Pyrénées.
Ibos et sa place centrale :
la boulangerie, le café- restaurant, la mairie. En ce jour du premier tour des
élections législatives, Monsieur le maire tient son bureau de vote. Alors je me
présente à lui, car Ibos est une commune qui s’intéresse à l’histoire du méridien
qui la traverse. Je repars en ayant décidé de ne plus suivre le GR 101 pour
aller à Lourdes. Ce dernier fait d’inutiles détours qui ajoutent des kilomètres, sans s’approcher du méridien. Je trouve des petites routes et des pistes dont l’une
longe l’aérodrome de Tarbes et ses ateliers de maintenance. On passe au ras des
Boeings et Airbus, avec le Pic du Midi de Bigorre en arrière-plan. Passage de l’autoroute
des Pyrénées puis de la Nationale 21. J’arrive à Lourdes. Le panneau d'entrée
de ville marque pour moi la fin de la création de l'itinéraire français. Un
nouvel objectif est atteint.
Lourdes. J’ai passé la journée à me projeter vers mes prochaines étapes : mémoriser la cartographie et ses reliefs, tenter d’imaginer la nature du terrain dans les parties les plus sauvages et exposées. J’ai passé une bonne dizaine d’appels téléphoniques et rendu visite aux magasins de sports de montagne, office de tourisme, bureau des guides, PGHM, service météo, sans oublier Julien, sur place là-bas à Gavarnie. 17 heures : je m'interroge encore à propos d’un passage-clé, situé entre Hautacam et Luz-Saint-Sauveur. 17h30 : Bruno arrive au rendez-vous que nous nous étions fixé depuis deux jours ; il me rassure au sujet de ma dernière hésitation. Je partirai demain matin.
Bruno Valcke :
Bruno est le créateur de l’itinéraire pyrénéen du méridien de Greenwich : de Lourdes, où il habite, à Alquézar, en Espagne. Accompagnateur de montagne professionnel, il guide ses clients, élèves et futurs professionnels des métiers de montagne, à pied ou à VTT un peu partout dans le massif. Il travaille notamment comme formateur pour le CREPS de Toulouse. Il sait aussi écrire, photographier, concevoir des ouvrages qui vous incitent à découvrir « ses inventions ». Son magnifique topo-livre « Pyrénées, Longitude 0° » devrait figurer à la même place que « Trans-Pyr", livre qui décrit la traversée du massif dans son autre dimension : est-ouest. J’ai posé à Bruno la question qu’on me pose parfois à moi-même : « Pourquoi cette voie ? Comment y as-tu songé ? » Il n’est pas comme moi Bruno, il a une réponse qu’il sait argumenter. Il ne se contente pas d'un simple « Parce qu'elle est là », comme je le dis parfois un peu bêtement. Il donne deux explications : son habitude à observer les cartes géographiques lui fit observer ce curieux alignement de sites remarquables et célèbres : Lourdes, Hautacam, Luz-Saint-Sauveur, Gavarnie, sommets du Marboré et du Mont-Perdu, Alquézar…! Tous à proximité immédiate du méridien de Greenwich, qui croise d’une façon quasi parfaite l’axe est-ouest des Pyrénées. Là, il a pensé comme moi Bruno : pourquoi personne n'a-t-il jamais relié tous ces sites par un itinéraire ? Bruno l’a fait. Cinq années à prospecter, marcher, dessiner, écrire, décrire les chemins, difficultés et passages inconnus. Il me fait part d’une seconde explication à caractère historique : les traversées d’est en ouest sont des inventions récentes, liées aux besoins modernes d’évasion, défis physiques, loisirs sportifs. Il en est ainsi des parcours, balisés ou non : GR 10, GR 12, HRP… Les traversées nord-sud et vice-versa sont quant à elles chargées d'histoire et de vécus quotidiens : commerce, transhumances, conflits frontaliers, invasions, fuites et migrations. Créer une voie nord-sud fait référence à toutes ces histoires, grandes ou petites, qui mettent en relation les hommes de contrées différentes. De ce point de vue, Bruno et moi voyons les choses de façon identique. En parlant ainsi, il s’associe comme montagnard aux marins, marcheurs et passionnés qui se sont retrouvés depuis plus de deux mois sur ce méridien…
42°93’ La cabane pastorale.
La matinée est belle, je démarre
à 7 heures par une belle lumière et une bonne température. Deux petites heures
de sentiers faciles pour atteindre le col de Tramassel, tout en haut de la
station de Hautacam. C’est dans ce secteur, un peu avant, que passe le 43ème
parallèle. Il s’y trouve aujourd’hui un couple, venu en 4X4 aménagé, pour passer
la nuit. Je les prends au saut du lit pour leur demander de remplir mes
bouteilles, dont le niveau ne me permettrait pas de tenir plus d'une heure. Me
voici enfin rassuré car la température monte lentement mais sûrement. Je
ralentis mon pas afin de ne pas trop transpirer et perdre mes forces, comme ce
fut le cas hier. Le lac d’Isaby est magnifique. Quelques randonneurs sont venus
y passer la journée. A partir de là, l'itinéraire se fait très sauvage, pas très
évident ; deux ou trois névés sympathiques subsistent sous la hourquette
de Bo, qui m’avait tant inquiété. En fait, tout se passe bien, mis à part la raideur de la pente dans la partie finale du col qui culmine à 2150 mètres. Je
passe beaucoup de temps à descendre le versant sud car il n’y a pas de chemins,
seulement des traces de brebis en tous sens. Le GPS et la trace de Bruno sont d’une
aide précieuse. 17 heures : la cabane pastorale du ruisseau de Plaa est occupée
par une bergère : Tyto.
Tyto m'informe qu’une pièce permet d’accueillir des randonneurs de passage. Deux lits dans une pièce où est stocké du matériel, du sel et l'alimentation pour les chiens. Un point d’eau dehors. Le tout est fonctionnel et récemment réhabilité. Je m’installe pendant que Tyto rassemble ses brebis pour leur prodiguer quelques soins. C’est sa seconde saison ; l’an dernier, elle était dans les Alpes. Elle s’est reconvertie après avoir travaillé dans les métiers liés à l’environnement, mais un peu trop derrière des bureaux à son goût. Elle se définit comme « nomade », d’ailleurs elle a passé quelques années à bourlinguer ainsi. Jurassienne, elle vit près de la nature et a emmené avec elle son chat, sa chienne et son chiot. Les éleveurs qui lui ont confié leurs brebis ont rajouté l’âne et quelques poules. Elle est venue ici pour quatre mois et demi jusqu’à fin octobre. Pour l’instant, elle n’a que 200 brebis, mais dans quinze jours elles seront 700. Elle est heureuse de se retrouver un peu seule ici et espère ne pas voir passer trop de promeneurs. Mais je crois que, lorsque je lui ai dit que j'étais parti de chez moi depuis plus de deux mois, elle a pensé que nous avions sans doute un ou deux points communs.
Au petit matin, c'est avec regret que je quitte cette jolie cabane pastorale et son occupante hospitalière. Je traverse le torrent qui semble surgir d’une bouche géante surmontée d’un gros névé blanc. Lorsque je me retourne en gravissant la première pente sur la face opposée, je trouve ce vallon verdoyant et secret encore plus beau qu’en y arrivant. Cette petite cabane avec son toit en pelouse y apporte un petit grain de vie précieuse.
La pente est longue, elle est soutenue sur la
fin, comme souvent sur les cols pyrénéens. On ne bascule pas de l’autre côté :
il faut suivre une crête rocheuse sur la droite, sauvage et exigeante; on y
avance avec respect et prudence, saisissant par moments les rochers, comme on s’accrocherait
à la crinière d’un cheval. Nous sommes à 2300 mètres d’altitude et le Soum de Nère
tout proche donne l'impression d'un géant qui surveille tous mes gestes et
comportements. Finalement, on prend pied sur une pente couverte de bruyères et
myrtilliers, de plantes odorantes et d’herbes traîtresses. Je ne parle pas des
pelouses fleuries où le pied se pose sans aucune crainte. Mais de ces herbes
luisantes et raides, hautes d’une
vingtaine de centimètres, qui se courbent dans le sens de la pente où vos pieds
vont déraper… Je préfère de beaucoup les rochers d’une crête vertigineuse à ces
herbes savonnées posées sur un toboggan. Enfin la pente s’adoucit, un filet d’eau
coule dans une auge placée près d’une cabane en pierre. On retrouve une vraie
trace, puis un vrai chemin, les lacets s’enchaînent, les premiers arbres
apparaissent. Luz-Saint-Sauveur se dévoile tout en bas.
42°87’ – 00°000’ Luz-Saint-Sauveur.
Je passe trois journées complètes à Luz-Saint-Sauveur. La première pour me reposer complètement, les deux autres pour me nourrir, changer mes bâtons de marche qui ont la fâcheuse tendance à se tordre entre les rochers et acheter une troisième paire de chaussures, aux semelles un peu plus rigides. Luz est une ville-étape : pour les coureurs cyclistes du Tour de France qui gravissent régulièrement les cols du Tourmalet et de Hautacam, pour les cyclistes venus les imiter, pour les randonneurs du GR 10 et autres chemins, pour les curistes de la station thermale et les touristes de toutes nations qui séjournent dans les hôtels ou campings. J’ai choisi le mien, le camping Toy, parce qu’il se situe en centre-ville, ce qui facilite mes déplacements. Je ne savais pas que le méridien y passait en son milieu. J’ai choisi l’emplacement numéro 52 pour y être à l’ombre, assez proche des sanitaires et parce qu’il était assez plat. Je ne savais pas que le méridien y passait exactement. Nous avons vérifié ensemble avec le propriétaire du camping. C’est ici qu’il avait aussi installé Julien en début de semaine. Du coup il est fortement probable que cet emplacement porte à l’avenir le nom de « Greenwich » en plus de son numéro… Je ne savais pas non plus que c’est ici que je retrouverais Jean-Paul, venu me rendre visite alors qu’il voyageait dans les Pyrénées.
Jean-Paul est l’un de mes anciens collègues enseignants Indre-et-Loire que je n’avais pas revu depuis de très nombreuses années. Nous avions néanmoins gardé des liens fidèles grâce à nos réseaux sociaux et une certaine proximité d'esprit. Certains mots nous ont tous les deux conduits à fréquenter des associations différentes mais complémentaires : « laïcité, éducation, solidarité, entraide, militantisme… » ; ces mots font partie de notre vocabulaire commun. Son passé de montagnard confirmé complète au plan physique l'engagement dont il fait preuve. Il n’y a pas de hasard dans ces rencontres méridiennes.
Anaïs. Elle se marre Anaïs, installée en train de lire un livre ouvert sur ses genoux : « De mon canapé à la course la plus dure au monde » ; tel est le titre. Forcément, ça donne envie d'en savoir plus, d'en parler aussi. Et comme c’est l’heure de dîner, nous faisons table commune. De nouveau le lendemain midi. Courir c’est ce qu’elle fait, Anaïs : elle court dès que son métier de kiné lui en laisse quelques possibilités. Elle marche et elle court. Dans les montagnes françaises, Alpes, Pyrénées, Massif Central ; mais aussi au Népal, en Écosse, aux États-Unis où elle a suivi l’itinéraire du Pacific Crest Trail, en Suède prochainement sur la « Kungsleden » lorsque celle-ci sera encore enneigée… Elle aime aussi bien les rencontres impromptues que les bivouacs isolés, elle est joyeuse, passionnée et rêve de partager ces bouts de monde en devenant accompagnatrice de montagne. Elle écrit aussi. Des notes de voyages qu'elle transformera un jour en livre. Sans doute nous retrouverons-nous un jour lors d'un bivouac ou quelque part sur un chemin. Il n’y a décidément plus de hasard dans mes rencontres méridiennes…
42°72' - 00°00' Quel cirque !
Gavarnie. Ce méridien est exigeant. Il a choisi parmi les plus belles plages de Normandie pour pénétrer en France, il lui faut l'un des plus célèbres sites de montagne pour en ressortir. En arrivant par les chemins de randonnée depuis le plateau de Saugué, la vue découvre un arc géant fait de roches, de neiges et d'eaux chutant dans un écrin de verdure. Le dernier monument français dédié au méridien se trouve à l'entrée du village de Gavarnie. Il faudrait un jour qu'on y fixe un cordon qui s'élèverait jusqu'au sommet du cirque là-haut sur L'épaule du Marboré. L'effet serait saisissant, surtout s'il venait à l'idée d'un funambule d'animer ce cirque.
42°68’ – 00°000’ : L'EPAULE du Marboré.
C’est le jour du grand rendez-vous. Une rencontre programmée en altitude à 2560 mètres au refuge de la Brèche de Roland. On l’appelle aussi le refuge des Sarradets. Voici plusieurs jours que Marie et Henri Bolzon ainsi que Laurent, se préparent à venir me retrouver ici, dans le but de constituer une cordée qui effectuera la dernière étape de la partie française du méridien. La plus haute et la plus prestigieuse puisqu’elle passe par la Brèche de Roland, suit la crête sommitale du Cirque de Gavarnie, pour atteindre l’altitude de 3073 mètres sur l’épaule du Marboré. Une affaire de montagnards, sous la conduite d’Henri, venu apporter ses compétences d’alpiniste du CAF Touraine. Nous montons au refuge par deux voies différentes. Eux par le Col des Tentes et Port Boucharo, moi par Gavarnie et la vallée des Pouey d’Aspé. Nous savons que la météo sera bonne ce mardi, mais seulement pour une période de deux jours. Alors, il nous a fallu accepter de monter au refuge par un temps plutôt désagréable. Un ciel de traîne après des journées et des nuits de perturbations et d'orages. La nuit précédente, un déluge s’était encore abattu sur le Cirque de Gavarnie. L’orage grondait encore à 5 heures du matin et le Gave de Pau avait grossi d’un mètre de hauteur. Même en évitant de monter par les Echelles des Sarradets, très dangereuses par temps de pluie, je n’en mène pas large en montant seul par les chemins, sous la bruine et les brumes, sur les pierres humides et les torrents en furie qu’il faut traverser. Rien de vraiment difficile, mais tout cela dans une ambiance à congeler tous les diables de l’enfer. La dernière heure est agrémentée d'une pluie de grésil et d'un passage sous les trombes d’eau d'une cascade. Lorsqu’ils arrivent à leur tour au refuge je suis bien content de pouvoir retrouver des amis, venus m'apporter aide et chaleur humaine. Mais au fond de moi il y a une petite angoisse : celle de ne pas réussir la journée du lendemain.
SOUS l’Épaule du Marboré :
Elle a bien commencé cette journée : ambiance feutrée dans le refuge lorsque nous prenons notre petit-déjeuner à l’heure où tout le monde dort encore. Nous partons avant le lever du soleil pour gravir la Brèche de Roland. Elle s'illumine au moment où nous nous apprêtons à la franchir, le ciel est d’un bleu limpide. Sur le versant espagnol on longe la crête sommitale du Cirque de Gavarnie par un passage très étroit où il faut parfois tenir le rocher à la main. Une portion est équipée de chaînes, d’autres sont entrecoupés de nombreux névés « bétons » durcis par le regel nocturne. Nous chaussons nos crampons à plusieurs reprises. Nous passons sous le sommet du Casque puis celui de La Tour. L’itinéraire n’est pas visible, nous avons maintenant le choix entre une escalade de quelques dizaines de mètres qui mènent sur la crête ou un névé légèrement plus bas qui nous permet de suivre la barre rocheuse par-dessous. Nous choisissons le névé, agréable à parcourir avec nos crampons. Après quelques temps, nos quelques dizaines de mètres d'écart deviennent plus de 300 mètres. L’itinéraire passe là-haut, nous n'arrivons plus à le rejoindre. Les heures ont passé, il faut laisser le temps à Laurent et Henri de revenir vers le refuge des Sarradets où Marie les attend. Je continue pour ma part mon parcours en descendant en oblique dans la direction du refuge espagnol de Goriz. Ceci me permet de croiser le méridien lorsque je passe à l’aplomb de l’Epaule du Marboré. Mais je suis au-dessous et mon objectif du sommet n'est pas atteint ce soir. Je bivouaque près du refuge de Goriz. J’y resterai deux nuits. Demain matin je remonterai là-haut.
SUR l’Epaule du Marboré, 3073 m : BUT!
Il aura fallu m’y reprendre à deux fois pour atteindre mon but. C’est un peu comme si l’attaquant d’une équipe de football voyait son ballon rebondir sur la barre transversale et qu’il devait shooter une seconde fois pour marquer. Marquer, c’est ce que j’ai fait sur mon GPS pour planter un petit drapeau à l’intersection exacte du méridien et de la frontière franco-espagnole. C’est aussi le point le plus haut de la longitude 0 degré entre le Pôle-Nord et le Pôle-Sud. Le point qui a exigé de moi le plus d’efforts et de patience, de réflexion et d’obstination. Hier, le méridien n’a pas voulu que j’atteigne son sanctuaire. Il m’a empêché de fêter l’arrivée au sommet dans la joie d’une cordée. Il m'a maintenu au-dessous de lui pour me faire comprendre que je ne l'aurais pas si facilement. Alors ce matin, lorsque je suis arrivé sur la ligne de crête devenue horizontale, je me suis mis à courir sur les cent derniers mètres pour attraper l’épaule de ce méridien à deux mains, de peur qu’il ne m’échappe. « Marboré, je te tiens »! Et puis, un peu rancunier, j'ai pris une petite revanche sur lui : il y a près de lui un petit pic, de 20 mètres seulement supérieur à l'Epaule. Je me suis fait une joie de le gravir, juste pour aller photographier l’Epaule, vue de dessus… « Tu vois, Méridien, aujourd’hui c’est moi qui suis au-dessus de toi ! » lui ai-je dit. Ça m'a fait un bien fou. J’ai profité du seul endroit où je pouvais téléphoner - le sommet - pour partager ma joie avec Manick. Puis j’ai pris tout mon temps pour savourer la descente : les paysages sous le beau temps et mon esprit bienheureux. J’ai photographié le canyon d’Ordesa, le Mont-Perdu un peu plus haut un peu plus loin, et le Cirque de Gavarnie, terriblement proche tout en bas sous mes pieds.
* * * L'ESPAGNE * * *
Le GR 11 passe à Nérin non loin du canyon d’Ordesa. On le suit quelques centaines de mètres. Je le quitte par des pentes de terres friables lavées par les pluies, dépourvues de végétation. Il faut descendre, franchir une petite route et un torrent avant de gravir les collines qui se trouvent en face. Un aplomb de 3 à 4 mètres domine la route. Je lance mes bâtons en bas pour désescalader plus à l’aise, en posant les pieds sur les pierres les plus grosses… qui se détachent l’une après l’autre. Un bloc de 5 à 6 kilos choisit de tomber sur l’un de mes bâtons tout neufs. Ils se tord de douleur sous le choc! Les pentes à remonter de l’autre côté sont au contraire garnies d’une végétation très dense. Des pins et des buis, des genévriers et des aubépines, des ajoncs et des ronces. Ça pique et je ne vois plus le chemin. Alors, je me fie à mon GPS que je consulte tous les dix mètres. Dix mètres, c'est la distance qui me sépare du sommet d'une petite bosse. Derrière elle surgit une tête poilue, flanquée de deux jolies défenses bien courbées, signe d’un bel âge. Nous sommes tous les deux stupéfaits et marquons chacun un arrêt brutal, les yeux dans les yeux… Je ne sais pas si c’est ma tête ou mes bâtons qui firent le plus peur au sanglier. Mais c’est lui qui détala le premier à toute vitesse, en poussant des grognements. Je ne sais pas non plus si c'est cet événement qui perturba violemment mes intestins : il fallut que je pose mon sac une minute après sa rencontre et que je m’accroupisse, avec l’angoisse de voir réapparaitre la bête au moment où j'étais en fâcheuse posture ! Là, je me suis dit que j'approchais les profondeurs de la vie sauvage et que je fréquentais des lieux où les hommes ne vont plus depuis trop longtemps. Il faut néanmoins continuer à monter sous la chaleur qui me fait transpirer, supporter les égratignures qui saignent et les tiques qui se baladent sur ma peau luisante. Je vous assure que pendant ces heures de marche là, l’esprit n'est pas occupé à « penser et réfléchir » comme l’affirment certains… Il faudrait qu’un jour on retrace ce sentier et ceux que les habitants des villages utilisaient autrefois pour relier leurs vies.
Heureusement, je finis par retrouver de vrais chemins. En ce qui concerne les villages, ils sont morts, inhabités, ruinés par des décennies de bouleversements historiques et économiques. A l'exception d'un : Puyuelo.
Puyuelo.
Puyuelo est sur le versant sud des « collines sauvages ». Ce versant ci a tout ce qu’il faut pour ravir le promeneur de passage. De jolis chemins, dont l’un vient d’être balisé en GR, le GR 268. Un autre est balisé à l’usage des vététistes. Un long « single », à la fois technique et roulant, que j’aimerais bien parcourir avec mes amis Tourangeaux amoureux du « Vélo De Montagne ». Il y a aussi un canyon : une gorge étroite parcourue par un torrent et un chemin que l’on descend, tous les sens en éveil : les yeux s’émerveillent de chaque élément naturel, les oreilles apprécient la petite musique de l’eau qui s’écoule, le nez perçoit les odeurs minérales de la roche mélangées à celles des fleurs épanouies. La peau, protégée des rayonnements directs du soleil, ressent une fraîcheur agréable. Une beauté sauvage.
Le chemin perd en altitude, en suivant une crête qui descend vers la vallée creusée par la rivière. Une rivière qui fit vivre et prospérer de nombreux villages pendant des centaines d'années, sans doute davantage. Elle fut aussi la cause de leur disparition. Franco, le dictateur qui assassina la République et ses citoyens, se mit aussi en tête, avec l'imagination de grands ingénieurs, d'engloutir tout le fond de vallée en érigeant un barrage. On condamna plusieurs dizaines de villages, les habitants furent expulsés, leurs maisons restèrent inoccupées, ouvertes aux intempéries, la terre devint propriété de l’État. Le barrage ne fut jamais construit. Les toitures s’effondrèrent, les murs se lézardèrent, les cultures devinrent des broussailles. Mais à Puyuelo, depuis plus de deux ans, la vie reprend et les murs se redressent. Il est 18 heures, je n'ai vu personne depuis ce matin. Pourtant, Aliette est au bord du chemin, en train d’arroser des poivrons. James et Pablo manipulent quelques pierres. Toutes les maisons qui peuvent être sauvées seront reconstruites. L’une sert de cuisine commune, quatre autres devraient être couvertes et devenir habitables à l’automne.
Ils sont une dizaine à vivre ici durablement, mais par moments il y passe bien plus d’amis et de visiteurs. On a irrigué les terrasses, créé une salle de bain avec une baie non vitrée, ouverte à cent quatre-vingts degrés, installé des tentes pour vivre à côté des maisons en chantier, ouvert un mini camping pour les visiteurs, amené quelques chats, chiens et poules qui donnent leurs premiers poussins. Tout cela dans la plus grande illégalité puisque la terre appartient à l'Etat qui n'en fait rien mais qui laisse faire, se contentant seulement constater, une fois par an, par la Garde Civile, l’identité des occupants et l’avancement des travaux. On verra plus tard… Pablo m’explique que cet état d’illégalité leur convient tout à fait : cela leur permet de faire ce qu’ils veulent, sans autorisations ni contraintes à subir. Seules comptent les règles et décisions prises par leur petite communauté. Une communauté un peu spéciale, puisqu’elle ne comprend actuellement aucun espagnol, à leur grand regret. Aliette est française, Pablo et James se sont connus dans une université flamande ; il y a aussi des allemands et des anglais. Cette particularité est unique dans la vallée. Il existe en effet une quinzaine d'autres villages où il se passe exactement la même chose, avec une population espagnole. J’avais prévu de descendre jusqu’à Janolas pour y trouver une fontaine et installer ma tente, à une demi-heure de là. Aliette n'a pas eu besoin d’insister pour me faire changer d'avis. Elle m’a dit que ça leur ferait autant plaisir qu’à moi-même. Ce soir, je partage leur repas fait de riz et légumes, agrémentés d’un merveilleux pesto maison. Avec une bouteille de vin rouge et une autre de Coteau du Layon. En toute simplicité, dans un univers à couper le souffle. On m’a refusé l’aide que je proposais, sauf celle d’aller arroser le potager. On m’a permis de passer une nuit avec vue sur les montagnes et la voie lactée. Et puis, au cours du repas on m'a expliqué pourquoi ils étaient heureux que je passe la soirée avec eux : je suis le premier « grand randonneur » - c’est ainsi qu’ils me désignent - à passer par leur chemin. Ils espèrent en voir d’autres. Aliette raconte qu'elle aussi a marché sur une très longue période : cinq mois sur la route, du côté de la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan… Je suis sa première occasion de pouvoir rendre un peu de l’hospitalité dont elle avait bénéficié au cours de son périple. Au petit matin, Pablo et James m’ont préparé un sac de nourriture, destiné à palier au manque d'approvisionnement entre chez eux et Alquézar : une cinquantaine de kilomètres à parcourir en montagne tout de même...
Ils m’ont ouvert leur cœur et leur village. Un jour nous nous retrouverons, chez eux ou chez moi.
42°17’ – 00°02’ Alquézar
Je me réveille au petit matin avec l'intention de parcourir la douzaine de kilomètres restants jusqu'à Alquézar le plus tôt possible, afin d'éviter la forte chaleur et ne pas épuiser d'un coup les 30 centilitres d’eau qui me restent. Car plus je descends, plus il fait chaud ; c'est tout de même préférable à gravir une côte en plein midi avec 15 kilos sur le dos. Je n'aurais pas dû dormir à l’intérieur du refuge cette nuit : l'orage n'a pas duré et n'était pas si violent. J’aurais ainsi évité de dormir avec mes affaires posées sur la poussière du sol, ce qui me fait pleurer et tousser ce matin. Dehors, les brebis profitent pour leur part du grand air et de la musique apaisante de leurs clarines. Je me rends compte maintenant que c’est mon état de fatigue générale qui m’a poussé hier soir à m'allonger au plus vite, afin de m’éviter une demi-heure de montage du bivouac. Il ne reste plus qu’à me laisser aller sur les pistes et chemins qui descendent vers la petite cité historique. Le troupeau m’accompagne un moment, en fait c'est peut-être l'inverse. Une végétation de garrigue pousse sur un terrain calcaire, les coteaux creusés par le ruissellement des eaux offrent des abris, utilisés autrefois par les populations de la préhistoire. Ils y ont laissé quelques traces. Je me souviens qu’en Angleterre le nombre croissant de chiens rencontrés m’indiquait la proximité d'un village. Ici, c’est le nombre croissant de balises pour randonneurs ; quelques-uns font d’ailleurs leur apparition avec de tout petits sacs sur le dos. Enfin, au détour d’un virage, apparaît Alquézar et ses maisons aux tuiles rouges, disposées en arc de cercle, avec une église d’un côté et un château-collégiale dressé à l’autre extrémité. L’ensemble est charmant, c’est un bel endroit pour interrompre le voyage. Le bourg est fréquenté par des touristes, venus admirer une architecture médiévale influencée par l’occupation de populations maures. Charlemagne s’y cassa les dents, Roland y cassa son épée un peu plus loin… Napoléon et ses soldats y firent des ravages, au nom de l’Empire.
Le village est également
fréquenté par une jeune population sportive, majoritairement française. Des
randonneurs et des vététistes, des grimpeurs aussi. Des pratiquants de
canyoning surtout : Alquézar est un peu la capitale de cette discipline.
Les Français en furent les instigateurs et initièrent de nombreux espagnols. Le
parc national des Sierras et Canyons de Guara leur offre un terrain de jeu
grandiose. En haut du village, se trouve un refuge-école fonctionnel et très
agréable. On y dort et on y mange bien, pour un prix très modeste. Je n’ai
presque plus de regrets d’interrompre ici mon périple, afin de revenir en
octobre lorsque les conditions climatiques me seront redevenues agréables.
Je referme mon sac, comme on tire le rideau sur
une scène de théâtre. Il se rouvrira bientôt.
* * * ENTRACTE ! * * *
Où il est question de Puynormand, du 45ème parallèle, du méridien de Greenwich ainsi que de Bordeaux et ses invisibilités !
Le méridien dans la peau !
Où il est question de PUYUELO, de la reconstruction d'un village et de l'invention de vies positives. Voici le récit de leur aventure humaine et de notre rencontre inattendue. Merci à vous, bâtisseurs d'avenir!
https://puyuelo.org/july-2022/
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De l'Aragon au golfe de Valence :
Octobre 2022
Les paysages du Val de Garonne défilent derrière les fenêtres du train, des paroles bienveillantes résonnent au téléphone. "Je t'aime Papy"... Le tunnel du Somport est traversé dans la voiture d'Auriane, voici l'Espagne et ses terres multicolores. A côté de moi, Lola, globe-trotteuse depuis moins d’une heure. Les yeux tournés vers Madrid et Bogotta, l'immensité des jours et des pays d'Amérique. Nos rêves s'entrecroisent. Demain soir, je serai revenu à Alquézar d'où je reprendrai ma longue marche auprès du méridien.
42°05’ Alquézar / Peraltilla
Les émotions
Il y a quelques jours, mon petit-fils - trop jeune pour savoir lire - m'a demandé de lui lire un livre. Il avait choisi l’histoire d’un petit bonhomme à la peau bariolée de toutes les couleurs. Les couleurs de nos émotions. Rouge pour la colère, jaune pour la joie, bleu pour la peur, vert pour la sérénité, noir pour la tristesse, rose pour le bonheur… Le pauvre, avec toutes ses couleurs mélangées, il ne savait plus où il en était. Il lui fallait apprendre à reconnaître ses émotions pour retrouver son équilibre. Ce matin, je suis dans le même état que ce petit bonhomme. Tout chose. Perturbé. Me voici revenu au même endroit qu'il y a trois mois, même refuge, même paysage, même visage ; j'ai l'impression que c'était hier, et pourtant je suis perdu. Quel jour sommes-nous donc ? Pourquoi dois-je mettre autant de temps à retrouver la place de toutes mes affaires pour boucler mon sac ? Quelle est cette angoisse de ne pas trouver sur le terrain les chemins imaginés sur la carte ? Et cette peur de ne pas trouver suffisamment de points d’eau ? Je hisse mon sac sur mes épaules et quitte Alquézar, sans même me retourner pour jeter un dernier coup d'œil à ce village si joli. Il me faut bien deux heures pour calmer ma tête qui bouillonne à en avoir mal, trouver mon souffle à coups de grandes expirations données tous les vingt pas pour calmer mon cœur en chamade. Je repars d’Adahuesca après une courte pause sous un préau ombragé. Toutes mes couleurs s’estompent peu à peu, le rose prend le dessus sur toutes les autres. Mon itinéraire théorique, tracé sur un petit écran depuis la France, s’avère juste sublime. Je marche toute la journée sur de magnifiques pistes et chemins de randonnée, le paysage que j'imaginais comme un plateau aride est composé de collines et ravins creusés par des torrents éphémères ; les sentiers serpentent entre oliviers et amandiers, vignes et champs tortueux, chênes verts et genévriers. Les villages traversés présentent des petits airs de poésie : Huerta de Yero et Peraltilla. Je suis dans le bain, le bain du méridien, ça revient et c’est bien.
Opportunisme.
Le marcheur est-il un opportuniste ? Je n’en suis pas sûr ; d'ailleurs je n'aime pas les généralités, qui deviennent souvent des clichés, mais si tous les marcheurs se comportent comme moi, alors il se pourrait que ce soit la vérité. Je suis aux aguets. Aux aguets de tout ce qui peut me rendre service pour faciliter mon confort de marche et mon bien-être, éviter les soucis et petites galères, provoquer les rencontres et leurs bénéfices. Quelques exemples : reconnaître de loin des amandiers peut s'avérer utile. Même la récolte passée, il reste toujours quelques fruits oubliés qui évitent de puiser dans le sachet de fruits secs enfoui dans le sac. Je retrouve le plaisir primaire de l’homme de Cro-Magnon utilisant un simple caillou pour écraser des fruits sur une pierre plate. Je trouve aussi quelques grains de raisins noirs et blancs laissés après les vendanges. Et que dire de cette vigne abandonnée qui mérite bien une pause d'un quart d'heure ?!... Et cette maison au cœur d’un village, devant laquelle devisent quelques femmes ? On s’y arrête en faisant mine de croire que c’est un café. « Ah ! Non ? J’avais cru… Et de l’eau ? En avez-vous ? »… « Avec un café et deux madeleines ?! C’est trop aimable à vous ! »... Je trouve que cette première journée de reprise de trek ne se passe finalement pas si mal. Mes réflexes reviennent rapidement. Ceux d’un opportuniste ? D’ailleurs, en arrivant ce soir à Peraltilla, j'ai croisé une voiture, une seule ; celle de la Guardia Civile. Je l'ai arrêtée illico. Pour demander un endroit où planter ma tente. Comme ça, sûr, je serai tranquille ! C’était sans compter sur la grosse cloche de l'église, située 30 mètres au-dessus de ma tente. Elle a sonné toutes les heures de la nuit ; les demi-heures aussi. Là, je n’ai rien pu y faire.
41° 80’ Castelflorite. Los Monegros.
Le randonneur qui a dormi avec moi dans la chambre de l'auberge s'est levé à 6 heures. Il faut dire qu’il s’était endormi à 18 heures hier soir, pendant que je traînais au café « El Meridiano ». Mais je suis bien reposé, alors je me lève aussi et je me retrouve dehors avec mon sac à dos, dans la nuit de l’automne. Une averse arrive avec le lever du jour lorsque j’atteins le porche de l’église de Lagunarotta, après une heure de marche. À partir d’ici, nous sommes dans "Los Monegros", un paysage semi-désertique composé de plateaux morcelés entre eux, étagés d'une centaine de mètres entre ceux du bas et ceux du haut. En bas, les grandes cultures et les pistes à n'en plus finir, avec l’horizon barré par les plateaux supérieurs. Images de films tournés au Far West américain. En haut, la nature est plus présente, des perdrix et alouettes s’échappent des fourrés; j’ai la sensation de marcher dans les airs, en regardant la plaine qui s'étale au-dessous jusqu'à l'horizon embrumé. Je traverse le ruban interminable d’une route déserte, puis une ligne de chemin de fer d'où surgit un train qui disparaît à l'horizon aussi vite qu'il était apparu. Les maisons de Castelflorite surgissent au détour d’un éperon rocheux. Des citernes et canaux en béton cernent le village. Il n’y a pas de commerces ni de services, sauf un restaurant et une aire de loisirs. Juste ce qu'il me faut pour manger et dormir sous la tente.
41° 50' Los Monegros. Peñalba.
Entre Villanueva et Peñalba, un énorme pli montagneux s’élève jusqu’à plus de 500 mètres d’altitude. La condensation nocturne permet à la végétation de s’y accrocher. On y trouve même quelques restes de forêts de pins. Nous sommes dans Los Monegros. De part et d’autre, c'est une immensité semi-désertique. J’ai dormi à la belle étoile. Les étoiles. Car cette nuit, les Orionides se sont manifestées et comme j’ai trouvé un abri à l’extérieur du refuge Piedrafita situé à 570 mètre d’altitude, les météorites ont filé brillamment.
Je me lève en fin de nuit et marche de bonne heure à la lueur de ma frontale. Pour vivre le lever du soleil sur le versant descendant du massif, au moment où je retrouverai les structures mouvementées des terres arides sculptées par les vents et intempéries. Pour économiser la moitié des 3 litres de liquide qui me reste pour marcher pendant près de 8 heures. Car je prends le temps de comprendre Los Monegros. Toutes les zones peu accidentées sont encore aplanies et cultivées à l’aide de d’énormes tracteurs fortement motorisés. Des bulldozers enfouissent des canalisations un peu partout. Des vannes bleues et des arroseurs automatiques émergent sur des terres de plusieurs centaines d'hectares. Des céréales, du maïs, car il faut approvisionner les élevages porcins, des arbres fruitiers qui poussent grâce au goutte à goutte installé à leurs pieds, sans qu'aucune autre végétation ne puisse pousser entre les arbres. Les usines de viande porcine surgissent par endroits. L’une d’elles impressionne par le nombre et l’étendue de ses unités de production flambant neuves. Je n’ai jamais vu ça. Je n’ai rencontré qu’un seul employé, qui ne pouvait pas me donner d’eau potable : toute l’eau utile aux élevages et cultures provient de canaux construits pour l’irrigation. Je passe auprès de l’un d’eux : un canyon creusé dans la Sierra, qui débouche sur un aqueduc d’une cinquantaine de mètres de hauteur. Un rapace y est perché en haut. Ici, tout est immense. Le désert aussi, partout où la terre n’a pas été cultivée. J’approche de Peñalba, mais ne m’y rend pas immédiatement : l’autoroute AP-2 me sépare de cette grosse bourgade. En arrivant ici, j'ai très fortement pensé au 45ème parallèle situé en région bordelaise.
Ici, nous sommes dans la même configuration : l'autoroute AP-2 est traversée par le méridien. Aucun parallèle remarquable cependant, hormis le chiffre rond 41° 50', situé à 1200 mètres de l'autoroute. Ce qui n'a pas empêché les autorités aragonaises d'y installer une arche monumentale, symbolisant l'arc du méridien qui passe par-dessus les voies routières. Ce marqueur existe pour lui-même, puisqu'il ne permet pas de franchir l'autoroute et n'a aucune utilité matérielle. Des panneaux installés de part et d'autre à 1500, puis 500 mètres, signalent sa présence. C'est le marqueur le plus monumental de tout le méridien.
41°28' Le bivouac comme récompense.
Quand vous avez marché toute la journée sans croiser ni humains ni points d'eau, que le soir arrive et que la prochaine ville ne pourra être atteinte que le lendemain après-midi, vous savourez de trouver un endroit si paisible pour profiter du luxe des beautés naturelles. Vous oubliez les môchetés croisées en chemin et ne retenez que l'instant présent.
38°62’ – 0°00’00’’ Point final.
De Las Cuevas à Altea, pas moins de trois massifs
montagneux à traverser pour effectuer les quinze derniers petits kilomètres du méridien, à vol d’oiseau. Tous plus ou moins orientés d’est en ouest ; ce qui veut
dire une jolie succession de montées et descentes. Dans les parties qui séparent
les massifs : des villages et cultures. Dans les parties hautes : des
roches calcaires couvertes de chênes verts et autres plantes méditerranéennes. Des
ronces bizarres que je n'avais jamais vues. Des combes sauvages agrémentent aussi
le paysage, ainsi que d’anciennes terrasses agricoles abandonnées depuis des
décennies. Leur murs de pierres instables s’élèvent parfois à plusieurs mètres de
hauteur. Je me suis fait piéger dans une de ces combes le mercredi matin. Au pied
de ces murs le jeudi matin. Pourtant j’avais passé beaucoup de temps à étudier la
cartographie et je pensais avoir respecté mon principe de ne suivre que des chemins.
Chemins sur la carte, broussailles sur le terrain. Le pire est ce fond de combe :
un enfer vert. L'humidité qui s’y accumule rend la végétation folle et piquante,
l’air y est inexistant. Je viens de descendre 250 mètres de dénivelé, parfois sur
les fesses, je ne m’imagine pas les remonter. Je ne vois pas non plus comment gravir
le versant qui me fait face. Je m’entends crier de dépit. Se calmer. Poser le sac,
ôter le tee-shirt, se sécher, boire, manger, respirer. Réfléchir ensuite ;
seulement ensuite, car un corps en bon état fait mieux fonctionner son cerveau. Puisque
les deux options obligent à remonter, autant choisir l’inconnue car elle me fera
progresser avec des difficultés certainement similaires à celles du versant déjà
descendu. Difficultés qui devraient s’amoindrir en s’élevant peu à peu, puisqu’ici
plus on monte moins la végétation est dense. Je reprends mon sac, j’écarte les branches
une à une, mets un pied en avant sans voir où l’autre se posera, je pousse sur mes
bâtons l’un après l’autre. Le soleil réapparaît, la végétation s’éclaircit, j’atteins
la crête et bascule vers une vallée où un hameau a conservé un café inespéré. J’y
passe une bonne heure à me rafraîchir. Je viens de passer toute la matinée à parcourir
un kilomètre à vol d’oiseau sur le méridien. Alors que depuis trois semaines j’avance sur des voies bien tracées sans
aucun obstacle, voici que les quinze derniers kilomètres se profilent comme un parcours
du combattant. Une sorcière verte est venue me dire que ce méridien est le sien, avant d’être à moi. Qu’il faut le mériter. Je modifie une nouvelle fois mes trajectoires :
elles n’iront plus directement vers le sud mais zigzagueront d’est en ouest et inversement, en passant d’une route à une autre par des chemins contournant les sierras. 25 kilomètres
supplémentaires, mais beaucoup moins de dénivelés problématiques.
17 heures. Dernière soirée de bivouac. J’espère
arriver à Altea demain après-midi. Une dépression arrive, le ciel noircit en quinze
minutes, le vent se lève, la pluie arrive. Je résiste une demi-heure et m’arrête
sous le préau providentiel d’une minuscule salle communale, entourée de cultures
et jardins. Je ne monte pas ma tente ; je dormirai par terre à regarder le
ciel s’agiter cette dernière nuit de bivouac.
Vers 5 heures le vent se calme et il ne pleut
pas. Je me remets en marche une demi-heure plus tard. La dernière matinée est encore
compliquée. D’une part parce que les chemins et même quelques voies asphaltées finissent
souvent en cul-de-sac au pied de barres rocheuses ; d’autre part parce que
certains disparaissent au pied de murs effondrés. Un dernier de trois mètres de
hauteur me permet de prendre pied sur une petite route. Une vraie. Je me hisse jusqu’en
haut et en sors en rampant sous le poids du sac. Je me rétablis : c’est gagné,
la mer est en face, il n’y a plus qu’à se laisser descendre en direction de Caspe
puis d'Altea, de rejoindre une nationale qu’il faut suivre quelques kilomètres.
La marina d’Altea est bien là avec sa jetée, une plage minuscule sur la gauche,
les bateaux sur la droite, et la mer juste en face. Depuis quatre ans, je scrute cet
endroit sur mon ordinateur ; depuis une heure je l’observe, debout sur mes
pieds. Merci à vous mes petits pieds. Il y a ici un banc qui semble avoir
été mis à mon intention.
Un an après :
La première " Régate du méridien " !
En ce 8 juillet 2023, les marins de Dives-Cabourg organisent la première " Régate du méridien " , avec l'aide de tous les membres de la SRD (Société des Régates de Dives). Voici leur compte rendu :
https://www.srd-yachtclub.fr/retour-sur-la-journee-du-meridien-8-juillet-2023/